Actuelles III (1958)

À deux reprises, Camus avait réuni en volume ceux de ses articles qu’il jugeait significatifs d’une époque : ActuellesChroniques 1944-1948 en 1950Actuelles IIChroniques 1948-1953 en 1953. C’était également pour lui le moyen de faire ressortir l’unité de sa pensée, de ses convictions et des valeurs au nom desquels il se battait. En 1958, alors que ce qu’on appelle encore « les événements d ‘Algérie » prend une tournure de plus en plus dramatique avec la radicalisation des actions des indépendantistes, et la systématisation du recours à la torture par l’armée française, il décide de rassembler ses textes concernant l’Algérie, depuis les débuts de sa carrière en 1939 à Alger républicain jusqu’au présent. Actuelles III couvre donc un temps plus long que les deux premiers et délimite un domaine particulier, que Camus souligne encore en faisant passer le sous-titre en titre, au point que le volume est couramment désigné par le seul nom de Chroniques algériennes. L’enjeu est crucial pour Camus, dont les positions sur l’Algérie sont devenues inaudibles pour beaucoup : il condamne le système colonial mais ne prend pas parti pour l’indépendance de l’Algérie, prônant une fédération des deux communautés – arabe et européenne – reliée à la France. Surtout, il condamne la violence dans les deux camps, ne prenant de parti que celui des civils terrorisés. Il a pu mesurer, entre autres quand il a reçu le prix Nobel en décembre 1957, quelle intensité de haine déchaîne cette position, dont il veut pourtant témoigner une dernière fois publiquement, par un livre, qui permet davantage la réflexion qu’une déclaration ou un article. Dans les toutes premières semaines de 1958, il construit soigneusement son recueil : les textes et articles de 1939, de 1945, de 1955 et de 1956 sont encadrés par un « Avant-propos » et par une section conclusive « Algérie 1958 » qui portent sur la situation présente et proposent des perspectives d’avenir. À l’ensemble Camus ajoute in extremis une note liminaire sur les événements du 13 mai 1958 qui, avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, lui paraissent entrouvrir un espoir. Ainsi constitué, l’ensemble montre la cohérence des positions de Camus : attaques contre un système colonial, source d’injustices monstrueuses (« Misère de la Kabylie ») ; constat accablant des dénis de justice qui entraînent une désaffection massive des populations par rapport à la France, et constat non moins accablant de l’indifférence de l’opinion en métropole (« Crise en Algérie ») ; dénonciation de la démission de la France face à l’aggravation de la situation en Algérie (« L’Algérie déchirée ») ; plaidoyer pour que l’on épargne les civils (« Appel pour une trêve civile en Algérie ») ; rappel que paix et justice sont intimement liées et qu’elles impliquent qu’on entende « les raisons de l’adversaire » ; appuis sur les « libéraux » présents en Algérie et qui défendent des positions proches des siennes (« Lettre à un militant algérien » et « L’affaire Maisonseul »). Réponse à ses détracteurs, le volume se veut avant tout témoignage sur les origines du drame algérien, par quelqu’un qui le vit de l’intérieur ; il est aussi une dénonciation de la classe politique et des intellectuels français. Le propos ne pouvait que choquer : à sa parution, le volume a été critiqué ou passé sous silence. De nos jours, il est essentiel pour bien saisir la manière dont Camus pense son temps, et dont il lie intimement politique et éthique. Avec d’autres volumes où sont réunis ses articles, Actuelles III. Chroniques algériennes permet de saisir les diverses facettes de son écriture en tant que journaliste, penseur, moraliste. Enfin, même si la situation qui lui a donné naissance n’est plus d’actualité, il fournit des outils pour penser le monde d’aujourd’hui et inventer de nouveaux « vivre ensemble ».

Agnès Spiquel

 

Éléments bibliographiques :

Albert Camus, Réflexions sur le terrorisme, textes choisis et introduits par Jacqueline Lévi-Valensi, commentés par Antoine Garapon et Denis Salas, éd. Nicolas Philippe, 2002.

Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, Alger, éditions Barzakh, 2004.

Albert Camus et les écritures algériennes. Quelles traces ? Les Rencontres méditerranéennes Albert Camus, 2004.

Société des Études Camusiennes
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