Résumés

David H. Walker, « Camus et la Création »

Pour Camus la création n’est pas qu’une affaire d’artiste. L’activité constitue un pilier de sa pensée aussi bien que de ses écrits. Dans Le Mythe de Sisyphe la création fournit la clé d’une attitude authentique face à l’absurde : elle enseigne la patience et la lucidité. Avec L’Homme révolté, la création devient une école de la mesure pour freiner les excès de la révolte, et elle s’affirme comme la source des nouvelles valeurs qu’il s’agit de créer afin de dépasser le nihilisme. Au cœur des controverses idéologiques et philosophiques qui déchirent le monde, Camus évoque la création comme le modèle pour une pensée politique efficace. Au fond, la création est l’apanage de tout être humain, et une réponse valable face à la condition humaine. D’autre part, pour l’homme qui se veut un vrai artiste, la création impose des exigences qui le poussent sans cesse vers la grande œuvre dont il rêve.

 

Bernard Franco, « Absurde et pensée du tragique chez Camus »

L’absurde, qui est l’objet d’une réflexion conduite dans le « cycle de l’absurde » de Camus (L’Étranger, Caligula, Le Malentendu et Le Mythe de Sisyphe), semble incompatible avec une vision tragique du monde, qui suppose de lui prêter un sens. Cette contradiction semble s’estomper par la distinction que Camus opère entre une « philosophie de l’absurde » et une « sensibilité absurde », illustrée en particulier par la figure de l’« étranger ». Celle-ci est liée à une posture à l’égard du monde dominée par la tentation du suicide, objet de représentations différentes dans le cycle de l’absurde. Le lien plus explicite à la pensée du tragique est souligné par la place accordée à l’anagnoris dans les trois fictions, ainsi que par la réflexion sur la nécessité et la relation des personnages à un destin. Or le destin, lié à une vision essentialiste et non existentialiste du monde, se trouve chez Camus réinscrit dans la sphère humaine et dépourvu de toute transcendance. Il prend en particulier la forme d’une mort à venir du personnage et se manifeste par ce que Lacan avait appelé « l’entre-deux morts ». La figure d’Œdipe, incarnation du destin, semble une ombre qui traverse le cycle de l’absurde et qui côtoie, dans l’essai philosophique de Camus, celle de Sisyphe. Le lien entre absurde et pensée du tragique est illustré, dans Le Mythe de Sisyphe, par l’analogie qu’établit Camus entre ces deux figures.

 

Enzo Loï, « Meursault phénoménologue de l’absurde »

Le personnage-narrateur de L’Étranger est un sujet constant de débats et autres interprétations. Cet article tente de développer une interprétation qui rapprocherait l’œuvre camusienne de la phénoménologie, philosophie qui accorde une place importante à l’observation, la représentation, ainsi qu’à la critique de celle-ci. En liant la phénoménologie et le roman camusien, l’idée est ici de défendre une participation constante de Meursault à ce qui se passe, aux différents événements qui traversent le cours de son existence. Il apparaît dès lors comme un personnage qui, loin de l’indifférence qu’on lui attribue parfois, décrit, observe, n’est jamais en dehors de ce qui lui arrive, préférant toujours, quand il lui arrive quelque chose, « être là », selon sa propre formule. Cette tentative pour penser Meursault comme un phénoménologue permet aussi de penser une phénoménologie de l’absurde en lien avec une phénoménologie littéraire. La première permet d’envisager l’absurde à travers la question de l’interprétation phénoménologique du monde, de notre rapport à lui en tant que rapport conscient. La deuxième se veut à même de penser les enjeux phénoménologiques au cœur des ouvrages littéraires, notamment ceux de Camus.

 

Christian Phéline : « D’Arrast, « brutalement, sans savoir pourquoi » »

La nouvelle « La Pierre qui pousse » (1957) suit d’Arrast, un ingénieur en mission au Brésil, dans ses tentatives de participer aux danses et aux rites des habitants des quartiers pauvres. L’invite « Assieds-toi avec nous. » sur laquelle se clôt ce dernier récit de L’Exil et le Royaume est souvent lue comme ouvrant à une fraternité humaine où cet Européen solitaire se retrouverait lui-même en rejoignant l’Autre. Au vu d’un rapprochement avec cet autre voyage initiatique que narre « La Femme adultère », de diverses sources anthropologiques encore peu explorées du récit, et de ce que son héros manifeste de ses fragilités intérieures, l’article reconnaît à cet épilogue une signification restant plus ambiguë.

 

Stéphane Chaudier, « Remarques sur un mauvais procès en cours »

Olivier Gloag est l’auteur d’un livre cherchant à réévaluer l’œuvre de Camus à l’aune de la question difficile de la colonisation. Mû par un grand sens de l’enjeu et de l’actualité, cet essai au titre provoquant (Oublier Camus, Paris, La Fabrique, 2023) multiplie les contresens et les confusions, au risque d’égarer durablement les lecteurs de Camus. Il importait de réagir sereinement ; cet article vise à s’approprier la problématique d’Olivier Gloag en en montrant la fécondité, pour peu que l’analyse soit conduite sans préjugés idéologiques ou militants. L’étude s’intéresse particulièrement à L’Étranger ; elle souligne le caractère réaliste du récit dans sa peinture de la société algéroise au temps de la colonisation des années 30, même si le texte de Camus voulait d’abord et avant tout être lu comme une œuvre universelle, une enquête sur la « condition humaine ».

Abstracts

(Merci au traducteur David Walker)

 

David H. Walker, « Camus et la Création »

For Camus, creation is not merely an artistic issue. Creative activity constitutes the linchpin of his thinking as well as his writings. In Le Mythe de Sisyphe creation provides the key to an authentic attitude in the face of the absurd : it teaches patience and lucidity. With L’Homme révolté, creation teaches a lesson of mesurewhich restrains the excesses of revolt, and it asserts itself as the source of new values which must be created in order to go beyond nihilism. At the heart of the ideological and philosophical controversies which tear the world apart, Camus evokes creation as a model for an effective school of political thought. Fundamentally, creation is the business of every human being, and constitutes a valid response to the human condition. On the other hand, for the man who aspires to be a true artist, creation imposes demands which drive him ceaselessly on towards the great work of which he dreams.

 

Bernard Franco, ‘The Absurd and tragic thought in Camus’

The absurd, which is the object of a meditation conducted throughout the ‘cycle of the Absurde’ (L’Étranger, Caligula, Le Malentendu and Le Mythe de Sisyphe), seems incompatible with a tragic view of the world, which is supposed to lend it meaning. This contradiction seems to be blurred by the distinction Camus draws between a ‘philosophy of the absurd’ and an ‘absurd sensibility’, illustrated in particular by the figure of the ‘outsider’. This is linked to a stance with regard to the world which is dominated by the temptation of suicide, the subject of various representations in the course of the absurd cycle. The most explicit link to tragic thought is marked by the place occupied by anagnorisis in the three fictions, as well as by the reflection on necessity and the relation of the characters to destiny. We find that Destiny, connected to an essentialist rather than an existentialist vision of the world, is reinscribed by Camus into the human sphere and stripped of transcendence. In particular it takes the form of an impending death for the character and makes itself felt through what Lacan called ‘between two deaths’. The figure of Œdipus, the embodiment of Destiny, traverses the cycle of the absurd like a phantom and rubs shoulders with Sisyphus in Camus’s philosophical essay under that name. The link between the absurd and tragic thought is illustrated, in Le Mythe de Sisyphe, by the analogy which Camus establishes between the two figures.

 

 

Enzo Loï, ‘Meursault a phenomenologist of the absurd’

The narrator / character of L’Étranger is the constant subject of debates and competing interpretations. This article attempts to develop an interpretation aimed at linking Camus’s work to phenomenology, a philosophy which ascribes an important role to observation and to representation and to the critique of the latter. By linking phenomenology to Camus’s novel, our intention is to maintain a constant involvement on Meursault’s part in what is happening, in the various events which cross the path of his existence. On this basis he appears as a character who, far from the indifference which is sometimes attributed to him, describes, observes, is never on the outside of what happens to him, prefers always, when something happens to him, ‘being there’, as he formulates it. This attempt to re-think Meursault as a phenomenologist enables us also to conceptualize a phenomenology of the absurd linked to a literary phenomenology. The former enables us to envisage the absurd through the phenomenological interpretation of the world, of our relation to it as a conscious relationship. The latter may make it possible to rethink the phenomenological issues at the heart of literary works, notably those of Camus.

 

Christian Phéline : « D’Arrast, « brutalement, sans savoir pourquoi » »

The short story « The Growing Stone » shows d’Arrast, an engineer on a mission in Brazil, trying to participate in the dances and rituals of the inhabitants of the poor districts. The invitation « Sit down among us » concluding this last story of Exile and the Kingdom is often understood as opening onto a brotherhood whereby this solitary European would find himself by joining the Other. Through a comparison with that other initiatory journey which is « The Adulterous Woman », various previously unexplored anthropological sources of the narrative, and what his hero shows of his inner frailties, this article finds in this epilogue a more ambiguous meaning.

 

Stéphane Chaudier, « Remarques sur un mauvais procès en cours »

Olivier Gloag is the author of a book seeking to reassess Camus’ work in the light of the difficult question of colonization. Driven by a strong sense of what is at stake and what is topical, this provocatively-titled essay (Oublier Camus, Paris, La Fabrique, 2023) multiplies misunderstandings and confusions, at the risk of seriously misleading readers of Camus. It was important to react calmly; this article aims to appropriate Olivier Gloag’s problematic by showing its fruitfulness, provided the analysis is conducted without ideological or militant prejudices. The study focuses in particular on L’Étranger, highlighting the realistic nature of the narrative in its depiction of the society of Algiers at the time of colonization in the ’30s, even if Camus’ text was first and foremost intended to be read as a universal work, an inquiry into the « human condition ».

Resumenes

(Merci au traducteur Enzo Loï)

David H. Walker, « Camus y la Creación »

Para Camus, la creación no es soló cosa de artistas. La actividad es un pilar tanto de su pensamiento como de sus escritos. En El mito de Sísifo, la creación proporciona la clave de una actitud auténtica ante el absurdo : enseña paciencia y lucidez. Con El hombre rebelde, la creación se convierte en una escuela de moderación para frenar los excesos de la revuelta, y se afirma como la fuente de los nuevos valores que hay que crear para superar el nihilismo. En el corazón de las controversias ideológicas y filosóficas que desgarran el mundo, Camus habla de la creación como el modelo para un pensamiento político eficaz. En el fondo, la creación es inherente de todo ser humano y una respuesta válida a la condició humana. Por otro lado, para el hombre que se quiere ser un verdadero artista, la creación le impone exigencias que le empujan constantemente hacia la gran obra de la que sue؜ña.

 

Bernard Franco, « Absurdo y pensamiento del trágico en Camus »

El absurdo, objeto de una reflexión en el « ciclo del absurdo » de Camus (El extranjero, Caligula, El malentendido y El mito de Sísifo) parece incompatible con una visión trágica del mundo que presupone darle un sentido. Esta contradicción parece difuminarse con la distinción que hace Camus entre una « filosofía del absurdo » y una « sensibilidad absurda » ilustrada en particular por la figura del « extranjero ». Esta figura está vinculada a una postura ante el mundo dominada por la tentación del suicidio, que es objeto de diferentes representaciones en el ciclo del absurdo. El vínculo más explícito con el pensamiento del trágico queda señalado por el lugar que se concede a la anagnórisis en las très ficciones, así como por la reflexión sobre la necesidad y la relación de los personajes con un destino. Sin embargo el destino, vinculado a una visión esencialista y no existencialista del mundo, se reinscribe en la obra de Camus en la esfera humana, deprovista de toda trascendencia. Adopta la forma de la muerte por venir del personaje, manifestada en lo que Lacan llamó « l’entre-deux morts ». La figura de Edipo, encarnación del destino, parece una sombra que atraviesa el ciclo del absurdo codeándose, en el ensayo filosófico de Camus, la de Sísifo. El vínculo entre el absurdo y el pensamiento del trágico queda ilustrado, en El mito de Sísifo, por la analogía que Camus establece entre estas dos figuras.

 

Enzo Loï, « Meursault, fenomenólogo del absurdo »

El personaje-narrador de El extranjero es objeto constante de debate e interpretaciónes. Este artículo intenta desarollar una interpretación que acerque la obra de Camus a la fenomenología, una filosofía que concede un lugar importante a la observación, la representación y la crítica de esta. Al vincular la fenomenología y la novela de Camus, se trata aquí de defender una participación constante de Meursault en lo que sucede, en los diversos sucesos que atraviesan el curso du su existencia. Emerge entonces como un personaje que, lejos de la indiferencia que a veces se le atribuye, describe, observa, que nunca está al margen de lo que sucede, preferiendo siempre, cuando algo le ocurre, « estar ahí », como él mismo dice. Este intento de pensar a Meursault como fenomenólogo permite pensar una fenomenología del absurdo vínculada con una fenomenología literaria. La primera permite considerar el absurdo a través de la cuestión de la interpretación fenomenológica del mundo, de nuesta relación con él como relación consciente. La segunda tiene por objeto examinar las cuestiones fenomenológicas en el corazón de las obras literarias, en particular las de Camus.

 

Christian Phéline : « D’Arrast, « brutalmente, sin saber por qué » »

La novela corta « La piedra que crece » (1957) sigue a d’Arrast, un ingeniero en misión en Brasil, mientras intenta participar en los bailes y rituales de los habitantes de los barrios pobres. La invitación « sientate con nosotros » al final de esta última historia de El exilio y el reino es interpretada como abriendo a una solidaridad humana en la que este europeo solitario se encontraría al unirse al Otro. En vista de una comparación con el otro viaje de iniciación narrado en « La mujer adúltera », de las diversas fuentes antropológicas aún poco exploradas del relato, y de la manera en que su héroe revela sus fragilidades interiores, el artículo reconoce que el sentido de este epílogo sigue siendo más ambiguo.

 

Stéphane Chaudier, « Observaciones sobre un mal juicio en curso ».

Olivier Gloag es el autor de un libro que trata de reevaluar la obra de Camus a la luz de la difícil cuestión de la colonización. Movido por un fuerte sentido de lo que está en juego y de la actualidad, este ensayo de título provocativo (Olvidar Camus, París, La Fabrique, 2023) multiplica lors malentendidos y las confusiones, a riesgo de hacer perderse por mucho tiempo los lectores de Camus. Era importante reaccionar con serenidad ; este artículo pretende retomar la problemática de Olivier Gloag mostrando su fecundidad, siempre que el análisis se realice sin prejuicios ideológicos o miltantes. El estudio se interesa particularmente a la novela El estranjero, destacando el carácter realtista del relato en su descripción de la sociedad argelina en la época de la colonización, en la década de los años 30, a pesar de que el texto de Camus pretendía ante todo ser leído como una obra universal, une investigación sobre la « condición humana ».

Vous pouvez commander ce numéro (et les précédents) au prix de 12 € le numéro (+ 3 € de frais de port pour la France) à l’adresse de l’association :

18 avenue René Coty, 75014 Paris

Sommaire

 

Texte :

Une lettre d’Albert Camus adressée à Pierre-Marie Borel en 1947

 

Contributions :

David H. Walker, « Camus et la création »

Bernard Franco, « Absurde et pensée du tragique chez Camus »

Enzo Loï, « Meursault, phénoménologue de l’absurde »

Christian Phéline, « D’Arrast, « brutalement, sans savoir pourquoi » »

Stéphane Chaudier, « Remarques sur un mauvais procès en cours. Oublier Camus, d’Olivier Gloag »

Travaux universitaires :

Pauline Martos, « Dialogues transatlantiques : traduire et retraduire Albert Camus aux États-Unis

 

Document :

Georges Blin,« Albert Camus et l’idée de révolte » (Fontaine, n°53, 1946)

 

Comptes-rendus :

André Abbou, Relire La Peste (Guy Basset) ; Christiane Chaulet Achour, Albert Camus, le poids de la colonie. Une œuvre, des contemporains, des lecteurs (Pierre- Louis Rey) ; Fr. Adrián Mauricio Garcí Peñaranda, Albert Camus et les différents sens du sacré (Carole Auroy); Aurélie Palud, L’Enfance d’Albert Camus (Guy Basset); Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore. 1942-1973. Carnets, notes et réflexions, édition préfacée et établie par Guy Dugas (Pierre-Louis Rey)

 

Bibliographie

 

Vie de la Société des Études Camusiennes

 

Disparitions : 

Fernande Bartfeld et Pierre Le Baut