Compte-rendu de la rencontre à l’Institut du Monde Arabe (Paris) le 13 Avril 2013 « D’Ismaÿl Urbain à Albert Camus : réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale »

« D’Ismaÿl Urbain à Albert Camus : réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale »
Une rencontre à l’Institut du monde arabe (Paris), 13 avril 2013

Le bicentenaire de la naissance d’Ismaÿl Urbain coïncide avec le centenaire de celle d’Albert Camus. En cette double circonstance, un colloque s’est proposé de porter le regard sur 132 ans de colonisation française afin d’y recenser « ces femmes et ces hommes d’Algérie, européens, juifs ou musulmans, qui ont cru et œuvré à un rapprochement entre des communautés que la société coloniale opposait », rapprochement « qui, pour eux, passait par l’accès de tous à la représentation politique et à l’égalité des droits »,
Etudier, cinquante ans après l’indépendance, le rôle de ces « réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale » ne saurait, bien sûr, conduire à imaginer qu’une politique avisée de «réforme» aurait pu engendrer on ne sait quel «colonialisme à visage humain» et faire échapper la domination française au mouvement général de l’émancipation des peuples.
Pour l’essentiel, le combat de ces acteurs n’a d’ailleurs pas plus abouti au sein de la société coloniale qu’il n’aura réussi, en définitive, à façonner l’Algérie nouvelle. Faut-il pour autant les réduire à des perdants de l’Histoire qui ne mériteraient guère plus d’intérêt aujourd’hui que cette interprétation datée par laquelle Charles-André Julien, il y a 60 ans, résumait le sort de l’Algérie entre 1830 et 1962 à une « politique des occasions perdues » ?
Tel n’était pas le point de vue des organisateurs de ce débat. Georges Morin, le président de l’association Coup de soleil, l’a ouvert par une allusion à la façon dont l’Afrique du Sud a fini par sortir sans fracture du plus monstrueux apartheid. C’était dire que, si une «occasion» a été «perdue» en Algérie, ce fut plutôt celle de faire en sorte qu’une décolonisation inéluctable se prépare assez précocement pour ne pas être payée du désastre d’un guerre aussi longue et meurtrière et du départ de la grande majorité de la population non musulmane. Les raisons s’en sont nouées de suffisamment loin et les conséquences en sont encore assez lourdes pour que mérite d’être réexaminée l’action de ceux qui, à chaque étape, tentèrent en vain de s’opposer au pire.
Pour l’essentiel, la journée a proposé une série d’arrêts sur image, souvent centrés sur le rôle d’un ou plusieurs personnages. Manière en l’espèce d’approcher une réalité semblant faite d’« autant de cas, autant d’individus, que leur dispersion a privés de l’efficacité propre aux groupes organisés », mais dont Denise Brahimi concluait, à l’issue de ce parcours, que, loin de se réduire à « des épisodes dispersés, au gré de l’action menée par telle ou telle personnalité, le courant réformiste et libéral n’a cessé d’exister et de s’exprimer tout au long de la période ».
Un « courant » ? Entendons-le bien sûr sans ignorer ce qui sépare tant les phases successives de la mise en place puis du délitement d’une Algérie sous domination française que les divers acteurs qui s’y manifestent. Résurgence obstinée de réponses comparables face à de mêmes problèmes laissés irrésolus sur plus d’un siècle, vivier pluriel de prises de position devant les conflits de la société coloniale et devant son devenir plutôt que force politique aux contours identifiables, réformisme et libéralisme algériens conservent jusqu’à leur effacement final, un caractère à la fois hétérogène, fluctuant, inorganique. Mais en cela même, ils constituent un objet de réflexion particulièrement propice à dégager l’histoire de la colonisation et celle du mouvement national de persistantes simplifications rétrospectives. Son étude pourrait en effet nourrir une certaine façon de « repenser le colonialisme », non pas pour en minimiser l’inégalité et la dépossession constitutives, mais pour en approcher plus exactement les contradictions : « En recherchant les voix dissonantes au lieu de supposer une cohérence, nous verrons peut-être émerger, derrière l’apparence d’un appareil colonial omniscient, un appareil plus réel, miné par des conflits […et les] vulnérabilités de [son] autorité […] pour ceux qui la défiaient ou la rejetaient » (Stoler et Cooper : 62). De même, devrait-elle aider à dépasser l’approche téléologique qui, si souvent, n’écrit l’histoire du nationalisme algérien qu’à partir des conditions dont l’indépendance a en définitive été conquise ou selon le point de vue de la fraction d’appareil qui a depuis lors monopolisé le pouvoir.

« Indigénophiles , « réformistes , « libéraux » : trois moments d’une même histoire
Le parcours proposé prenait pour points tournants les deux après-guerres de 1919 et de 1944-45, moments marqués, l’un et l’autre, par une certaine avancée des droits civiques, le premier avec la «loi Jonnart», restée bien en deçà des attentes suscitées par la conscription des Musulmans, le seconde avec l’ordonnance du 7 mars 1944, plus ambitieuse mais vite anéantie dans ses effets par les massacres de mai 1945. De significatifs glissements de la terminologie s’observent de l’une à l’autre des trois grandes phases ainsi découpées.

«Indigénophiles», si ce premier vocable leur fut appliqué sur le mode péjoratif par les partisans de la «colonisation à outrance», il désigne en définitive assez bien l’attitude de ceux qui, avant comme après l’écrasement des grandes insurrections de 1871-1882, se réclament d’une politique qui, au moins, limiterait les atteintes, foncières notamment, à la population musulmane et lui ménagerait un accès progressif à l’éducation et aux droits civiques.
Il revenait bien sûr à Michel Levallois, président de la Société des études saint-simoniennes, de dresser le portrait politique d’Urbain (1812-1884), métis Guyanais converti à l’Islam, qui fut l’inspirateur, sous le Second Empire, d’une politique visant la constitution d’une Algérie franco-musulmane, d’une « Algérie pour les Algériens » pour reprendre le titre d’une de ses brochures. C’était ouvrir un débat sur la mesure dans laquelle les sénatus-consultes de 1863 et 1865 en traduisirent ou non l’intention en matière foncière et de citoyenneté. Au plan éducatif, survécurent au moins les trois médersas d’Alger, Tlemcen et Constantine.
Plus tard, Gilbert Granguillaume l’a retracé, Charles Jeanmaire (1844-1912), recteur d’Alger de 1884 à 1908, comme M’hamed Ben Rahal (1858-1928) prolongeront dans le cadre de la nouvelle école républicaine ces premières initiatives en faveur de la scolarisation des indigènes, en arabe comme en français, pour laquelle une section spéciale sera constituée à l’école normale de la Bouzaréah. Leur action trouvera écho dans plusieurs rapports sénatoriaux sans néanmoins désarmer les préventions du «parti colonial» mais aussi d’une fraction de la communauté musulmane.
Comme Jacques Frémeaux l’a rappelé de manière plus générale, la relance de la colonisation de peuplement et des expropriations après 1871 et les abus systématisés par le Code de l’indigénat inspireront tardivement une certain «réformisme républicain» venu de la métropole. En témoignent la commission sénatoriale d’enquête conduite en 1892 par Jules Ferry lui-même, les généreuses velléités de Jules Cambon (1845-1935), gouverneur général de 1891 à 1897, et la politique quelque peu équilibriste menée entre les communautés par Charles Jonnart (1857-1927) qui occupe par trois fois ce même poste à partir de 1900. Face à l’opposition de la députation algérienne, il faudra le choc de la Guerre et l’autorité de Georges Clemenceau pour qu’en 1919 seulement, le collège musulman aux élections locales connaisse un modeste élargissement et que ses élus puissent participer au choix des maires (Ageron, 1968).
J’ai pour ma part voulu signaler la figure hors norme de l’avocat d’origine guadeloupéenne Maurice L’Admiral (1864-1955). Défenseur des inculpés de la révolte paysanne de Margueritte (1901) et conseiller municipal d’Alger sur la liste «indigène» de 1908 à 1919, il sera encore, en juin 1939, l’avocat du cheikh Tayeb el Okbi dans l’un des procès politiques que couvre pour Alger Républicain un jeune journaliste nommé Albert Camus. Précurseur du combat des élus musulmans de l’entre-deux guerre comme de cette « défense politique » que les avocats des militants nationalistes développeront à grande échelle après 1945 et 1954, cet Algérien venu de la Caraïbe pourrait être vu comme le «chaînon manquant» qui, par delà les générations, relierait le Guyanais Ismaÿl Urbain au Martiniquais Frantz Fanon…

«Réformistes», le terme correspondrait plus précisément à ce moment particulier de l’entre-deux guerres, qui culmine dans les attentes puis les déconvenues du Front populaire. Avec les Oulémas et le mouvement des élus musulman, une première classe politique indigène s’y mobilise pour un accès aux droits civiques dans le respect du statut personnel islamique.
En prenant soin de bien distinguer la «réforme islamique» (islah) du «réformisme» au sens politique, Augustin Jomier a souligné comment, derrière le cheikh Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), leur «définition essentialiste de la nation algérienne comme arabe et musulmane» a pu conduire les Oulémas à se joindre en 1936 au combat pour l’élargissement des droits démocratiques porté par le Congrès musulman. Disposition unitaire qui, notait-il en référence aux travaux de Charlotte Courreye, s’est encore radicalisée « vers un engagement politique plus fort et une rupture avec l’administration » dans la lutte contre le décret du 8 mars 1938 sur les écoles coraniques.
Georges Morin devait pour sa part rappeler quel immense espoir suscita le plan élaboré par l’ancien gouverneur général Maurice Viollette (1870-1960) qui faisait droit, pour la première fois même si c’était à échelle modeste, à l’attente d’une citoyenneté dans le respect du statut personnel. L’union du refus des élus européens et l’affaiblissement du Front populaire suffirent cependant à ce qu’il ne soit pas même discuté au Parlement.
Julien Fromage pouvait alors évoquer les « temps successifs » du « républicanisme démocratique sans concession » qui, d’illusion en déception, a conduit Ferhat Abbas (1899-1985) du combat légaliste de la Fédération des élus du Dr Mohammed Salah Bendjelloul (1893-1955), poursuivi à partir de 1946 sous le drapeau de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), à un ralliement au Front de libération nationale (FLN).

«Libéraux», cet autre qualificatif va enfin être revendiqué dans les années 1950 par ceux qui refuseront que soit fermée la voie du dialogue et de la négociation quand chacun prend conscience qu’il est désormais trop tard pour des «réformes».
Philippe Ould Aoudia a ainsi retracé, à travers la figure de son grand-père, Maître Boudjema Ould Aoudia (1887-1973), comment les élus du «second collège», après avoir plaidé en vain auprès de Pierre Mendès-France pour une «intégration» comportant égalité des droits et des devoirs pour tous, en sont arrivés à constater dans leur «Appel des 61», qu’après les représailles massives du 20 août 1955, « l’idée nationale avait gagné toute la population » et qu’ils devaient désormais « orienter leur action vers sa réalisation ».
José-Alain Fralon a, de son côté, présenté le rôle courageux de Jacques Chevallier (1911-1971), ce grand bourgeois venu de l’extrême droite, qui, maire d’Alger de 1953 à sa démission forcée en juin 1958, se préoccupe d’un développement urbain s’ouvrant à la coexistence des communautés, associe à la municipalité des personnalités nationalistes comme l’avocat Abderrahmane Kiouane, tente encore à la veille de la bataille d’Alger et en liaison avec Mohamed Lebjaoui, d’ouvrir discrètement la voie à une négociation gouvernementale avec le FLN, et sera l’un des rares Européens à rester à Alger après juillet 1962.
Il appartenait alors à Agnès Spiquel, présidente de la Société des études camusiennes, d’évoquer l’«Appel pour une trêve civile en Algérie» du 22 janvier 1956 qui aurait voulu que les deux camps s’engagent au moins à épargner les victimes innocentes. Nourrie du réseau toujours vivace de solidarités algériennes tissé par Albert Camus depuis la fin des années 1930, avec Emmanuel Roblès, Charles Poncet, Aziz Kessous ou Amar Ouzegane, la réunion est marquée par la présence de Ferhat Abbas et celle, occulte, du FLN qui en assure la sécurité contre l’extrême droite. Son retentissement symbolique ne fera pas obstacle à la surenchère des violences. Bien au-delà de l’échec immédiat, demeure cette volonté, toujours si actuelle, de « mériter un jour de vivre en hommes libres, c’est-à-dire comme des hommes qui refusent à la fois d’exercer et de subir la terreur ».

Le choix des individualités ainsi passées en revue n’avait rien d’exclusif et bien d’autres noms, au moins aussi significatifs, purent d’ailleurs être cités. Du côté musulman, ceux notamment de l’émir Khaled pour le début des années 1920, ou, pour la période plus récente, des écrivains Mouloud Mammeri et Mohamed Dib, des avocats Ahmed Boumendjel ou Amar Bentoumi, d’Abderrahmane Farès… Du côté européen, ceux de Victor Barrucand, de Victor Spielmann ou de Jean Mélia pour le début du siècle dernier, d’André Philip et du général Georges Catroux pour leur rôle en 1944, puis ceux de l’archevêque Étienne Duval, des enseignants André Mandouze, Marc Ferro ou Charles-Robert Ageron, de la famille Chaulet, de l’ethnologue Germaine Tillion, fondatrice des centres éducatifs sociaux, de l’éditeur Edmond Charlot, de l’architecte Roland Simounet, du peintre et urbaniste Jean de Maisonseul, des instituteurs Charles Koenig ou Louis Rigaud, des avocats Pierre Popie et Pierre Garrigues ou de l’inspecteur de l’éducation nationale Max Marchand, tous trois assassinés par l’OAS…
L’évocation de tous ces acteurs était suggestive de leur variété d’origines, du caractère atypique de leur position, mais aussi de tout ce qui les relie souterrainement l’un à l’autre. Comme l’a relevé Denise Brahimi, plusieurs des exposés ont d’ailleurs comporté « un avant et un après, tissant une évidente continuité entre les épisodes retenus » et nombre des intervenants, tel Michel Levallois mettant en miroir les propos d’Urbain et de Camus, ont souligné d’inattendues convergences de formulation de la part d’acteurs parfois très éloignés.

« Une enviable diversité… »
Bien sûr, de telles résonances transhistoriques n’exonèrent pas d’y distinguer les positions selon qu’elles s’expriment de l’intérieur même du pouvoir colonial ou depuis la société civile, qu’elles n’engagent que des acteurs européens ou trouvent à réunir des représentants des deux communautés, qu’elles espèrent encore amodier l’ordre en place ou visent déjà son dépassement… Car l’introduction générale de Jean-Pierre Peyroulou et la mise au point de Cyrille Duchemin sur les années 1950 ne l’ont pas caché : ce qui, par delà les époques, les barrières propres à la colonisation, la diversité des rattachements militants ou religieux, rapproche ainsi entre elles l’ensemble de ces figures relève d’une attitude politique ou morale face au fait colonial plutôt que d’une homogénéité sociale ou d’une force partagée d’organisation.
Car, ainsi que le pointait Cyrille Duchemin, « on ne naît pas libéral, on le devient ». Ces cheminements personnels ont pu provenir de l’humanisme laïc aussi bien que du christianisme social, d’un judaïsme tolérant ou du réformisme musulman. Ils passent le plus souvent par le moule éducatif de l’école et de l’université comme par l’apprentissage du syndicat, de la vie associative ou du militantisme.
« Attitude d’ajustement individuel à la situation coloniale », ce libéralisme pouvait d’ailleurs ne vouloir qu’« en gommer les abus pour la rendre viable » ou y voir un système condamné ; d’autres de ses tenants purent passer peu à peu de l’une à l’autre de ces visées, certains seulement s’engageant activement dans la lutte indépendantiste. Tous se seront rejoints au moins dans de communes dispositions : refus de la politique exclusiviste du grand colonat ; attention portée à l’autre communauté, à sa culture, à sa situation socio-économique ; souci d’une plus grande égalité en matière de droits politiques, d’accès à l’éducation, de protection sociale ; recherche des avancées partielles, du dialogue et de la négociation plutôt que des raccourcis violents ; espoir ou illusion longtemps maintenus d’une « émancipation politique douce de l’Algérie qui refuse la violence des deux camps » ou, à tout le moins, évite « la rupture des deux communautés »…
Cyrille Duchemin l’a cependant rappelé, un « décalage fondamental », chronologique et politique, s’est creusé dans la dernière phase entre nombre de libéraux européens encore à la recherche d’improbables solutions restant dans un cadre français ou fédéral et leurs interlocuteurs musulmans « qui n’y croyaient plus et militaient déjà pour l’indépendance ». Plus généralement, tout au long du siècle, les diverses idées réformistes et libérales se sont exprimées en dehors ou à la marge des partis traditionnels et n’ont jamais suscité de regroupements pérennes et surpassant la frontière des communautés.
Les solidarités nouées au sein de la Ligue des droits de l’homme, voire de la franc-maçonnerie, n’ont guère touché que des représentants de la première génération de notables politiques musulmans. Au lendemain des affrontements de 1945, le succès électoral de l’UDMA capte certes, de part et d’autre, l’attention d’une nouvelle génération favorable à des avancées démocratiques dans une perspective biculturelle ; mais la fraude massivement pratiquée par l’administration va rapidement discréditer les espoirs ainsi placés dans la voie légale. Les tentatives d’organisation comme l’Intergroupe des libéraux créé à l’Assemblée algérienne en 1951 ou la Fédération des libéraux d’Algérie fondée en 1956, restent par ailleurs sporadiques. Ce sont encore des publications, comme Consciences Maghribines, Communauté algérienne, Simoun ou, en arabe, el Bassair ou el Sabah qui, à l’instar de l’Akhbar au début du siècle dernier ou d’Alger Républicain à partir de la fin des années 1930, cristallisent une expression alternative à l’opinion dominante. Dans leur « enviable diversité », elles « favorisent de nouveaux frayages » (Colonna, 2012).

Pour comprendre tant les ressorts de tels développements que les limites de leur structuration, il ne servirait guère de continuer à « réifier un moment colonial d’oppositions binaires » ou de s’en tenir à une « dénonciation néo-abolitionniste d’une forme de pouvoir appartenant définitivement au passé » (Stoler et Cooper : 28 et 100). Ce serait en effet ignorer que, dans toute sa violence, l’oppression coloniale n’a pas plus réussi à empêcher certains éléments minoritaires de la population européenne d’en contester les conséquences, voire le principe même, qu’une fraction des colonisés d’exiger conjointement l’extension de leurs droits et la reconnaissance de leur identité.
Ce serait aussi négliger que la ruine finale de cette polarité dominants/dominés s’est nourrie des fragmentations et des intermédiations qu’à la longue, elle avait induites au sein de chaque communauté. Car les dichotomies inégalitaires entre composantes de la société coloniale « n’étaient maintenues qu’au prix de grands efforts, étaient instables et régulièrement remises en cause », et ces tensions suscitaient des « interstitialités » dans les modes d’existence, ainsi que des « fissures dans l’édifice de domination et dans les stratégies subversives dont il était la cible » (Idem : 96-97).
Parmi les acteurs ici évoqués, se sont ainsi trouvés de grands élus des deux collèges, des dignitaires religieux de toutes les confessions, des notables politico-administratifs, voire de hauts commis coloniaux porteurs, un temps, d’un dessein réformateur. Une certaine opposition aux thèses dominantes n’a donc pas été sans points d’appui au moins épisodiques dans les divers appareils institutionnels.
Comme l’a rappelé en outre Julien Fromage, nombre de militants «Jeunes Algériens» d’avant 1930 sont issus, directement ou non, du «makhzen colonial», cet ensemble composite d’intermédiaires colonisés allant des interprètes, des caïds ou des gardes forestiers aux instituteurs. Classes moyennes du négoce, médecins, avocats et pharmaciens, grades inférieurs de l’armée ont également largement pourvu au recrutement des premiers élus musulmans puis des cadres du mouvement de libération. Dans le même temps, devant les dérobades successives d’un réformisme d’Etat, les couches moyennes intellectuelles et le milieu syndical offriront, parmi les Européens, le terreau principal de la minorité libérale.
De plus, dès les années 1920-1930, des lieux et mouvements de sociabilité – scoutisme, cercles, associations sportives ou culturelles – et des milieux professionnels comme ceux de l’éducation, du soin ou du journalisme ont autorisé, par delà la fracture coloniale, des proximités et des échanges inédits entre Européens et Musulmans.
Aïssa Kadri a ainsi rappelé, dans la suite des travaux de Fanny Colonna, comment les enseignants du primaire se sont, dans les deux communautés, largement « inscrits dans les résistances, souterraines, quotidiennes à la colonisation ». En témoignent le rôle de La Voix des Humbles de Mohand Saïd Lechani (1893-1985), puis la manière dont les sections algériennes du Syndicat national des instituteurs (SNI) plaideront, à partir de 1955, en faveur d’une « conférence de la Table Ronde regroupant les représentants de toutes les populations sans distinction ».
Aux côtés de quelques figures de notables de l’une ou l’autre communauté, réformistes et libéraux appartiennent ainsi pour l’essentiel à ce qu’après Annie Rey-Goldzeiguer, on appelle pour l’Algérie d’alors le « monde du contact » . Un espace social multiforme et instable où, sans abolir ni la fracture coloniale ni « ses castes pyramidales », des voisinages géographiques, des façons de vivre, des modes d’exercice professionnel, des échanges de toute nature ont pu faire qu’« une structure mentale se crée qui rend[e] l’autre visible et même acceptable » (Rey-Goldzeiguer : 69-92). Ses membres, cela a pu être souligné pour les militants centralistes, sont comme des « spécialistes de la médiation » qui « défient avec naturel […] la frontière culturelle et sociale imposée par l’ordre colonial » (Colonna, 2012). Parmi les éléments les plus ouverts de la génération des années 1940-1950, un tel espace de partage suscitera même une « radicalité inventive », une « créativité sociale » sans précédent (Carlier, 2003). Le sol pourtant en restait d’une nature trop mouvante, trop incertaine, pour ne pas céder bientôt devant la bipolarisation de l’affrontement final.

Pluralisme, ouverture, dialogue : l’actualité d’un combat
De fait, sur près d’un siècle de colonisation, la répression répondant sans mesure à toute résistance à l’ordre en place et le refus récurrent opposé aux attentes les plus élémentaires de la communauté musulmane ne lui auront, en définitive, pas laissé d’autre issue. Le ralliement à la lutte de libération nationale de Ferhat Abbas, des dirigeants venus des Oulémas comme Larbi Tébessi, du Parti communiste algérien (Ouzegane notamment) ou du courant « centraliste » du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), en rupture depuis août 1954 avec le magistère populiste de Messali Hadj (M’hamed Yazid, Benyoucef Ben Khedda, Salah Louanchi, Saâd Dahlab etc.), se fait alors à titre individuel avec dissolution de toutes formes préexistantes d’organisation.
Ni la dominance ultime de la confrontation armée ni l’hégémonie qu’elle confère au FLN ne sauraient cependant faire oublier que les différents courants originels du mouvement national n’avaient pu commencer à donner forme politique organisée à la résistance indigène qu’en utilisant précocement les moindres brèches d’accès au savoir ou à l’expression civique ouvertes en force au sein de la société coloniale. Leur référence à l’universalisme démocratique ne s’est donc pas réduite à la dénonciation d’un ordre qui niait, dans sa pratique oppressive et discriminatoire, les valeurs républicaines dont il se réclamait. Aussi tardives et limitées qu’en soient restées les conquêtes politiques, éducatives ou sociales dans le cadre de la colonisation, leur revendication projetait déjà un avenir où affirmation nationale, égalité des droits et respect des identités culturelles, loin de s’opposer, en arrivaient à se nourrir mutuellement.
Utopie qu’un tel dessein de société pour une Algérie indépendante ? Les Oulémas des années 1930 ne voyaient pas contradiction entre leur patriotisme arabo-musulman, le dialogue organisé entre religions monothéistes et un appel unitaire à l’extension des droits civiques. Le Manifeste du peuple algérien de 1943 appelait à « l’égalité absolue de tous ses habitants, sans distinction de race ni de religion ». Messali Hadj lui-même qui, dès 1936, s’était opposé au «rattachement» à la France encore prôné par le Congrès musulman, parlait de l’Algérie comme d’« un pays où se côtoient plusieurs races et plusieurs religions » et, sous le sigle du MTLD adopté après-guerre, dépeignait l’indépendance à venir comme un « triomphe des libertés démocratiques ». Quant au FLN, s’engageant en novembre 1954 dans la lutte armée, il promettait au peuple algérien « le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions » et, encore en août 1956, tenait à affirmer dans la «plateforme de la Soummam» que son combat n’était « ni une guerre civile, ni une guerre de religion » mais qu’il visait à « installer une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination ».
On le voit, aucune fatalité historique ne rendait inaccessible une conjugaison ouverte de la souveraineté et de la citoyenneté. Nulle nécessité n’imposait davantage que la fin d’un régime d’oppression et le juste exercice du droit à l’indépendance excluent pour le futur une coexistence pluraliste d’origines, de religions et d’opinions.
La question interpelle bien sûr d’abord l’incapacité de la puissance coloniale à avoir ménagé suffisamment tôt les ouvertures propres à préparer une décolonisation sans heurts. Elle désigne aussi l’immense responsabilité de ceux qui, en dernière heure, préférèrent la «politique de la terre brûlée» au respect de l’autodétermination d’un peuple. Mais elle ne saurait manquer d’interroger le mouvement de libération nationale sur le sort qu’il a, lui-même, réservé à «ses» libéraux.
Abbas sera emprisonné dès septembre 1963 pour avoir pris ses distances avec le régime du parti unique, Farès connaîtra le même sort l’année suivante, et combien d’autres dirigeants nationalistes démocrates auront été écartés ou auront préféré s’éloigner à l’été 1962 ou dans les toutes premières années de l’indépendance ? Mais c’est dès 1957 qu’Abane Ramdane, le principal inspirateur du congrès de la Soummam, avait été éliminé par de hauts dirigeants du FLN. « Tournant tragique » selon les termes de Ben Khedda, où la subordination du militaire au politique et le projet d’une indépendance pluraliste et multiculturelle devaient, sous autant d’invocations au «Peuple», laisser place à une « dérive » autoritaire « ponctuée de coups d’État ».
« Tragique », tel fut justement le mot sur lequel, avec Denise Brahimi, le colloque se sera conclu. Par delà la seule situation de Camus ou des libéraux européens au cours de la guerre d’Algérie, il trouve écho dans l’espérance ainsi dévoyée de tout un peuple.
Prendre aujourd’hui la distance de l’Histoire sur une telle issue ne suppose en rien une surenchère d’accusations mutuelles, de vaines repentances ou de mauvais alibis. Plus instructif et plus fécond est sans doute de porter à nouveau attention, sans les idéaliser ni méconnaître leurs limites ou leurs différenciations, à ceux qui, de part et d’autre, ont, souvent au péril de leur vie, « tenté de sauvegarder, en terre algérienne, ces valeurs universelles que sont la liberté, la justice, le droit à la vie et à la dignité ».
Jean-Pierre Peyroulou le soulignait d’emblée, de tels principes conservent et reprennent toute leur force d’actualité pour deux pays qui sont loin d’avoir surmonté les conséquences du sort qu’ils ont douloureusement partagé depuis 1830. Une Algérie « où le discours nationaliste est épuisé » après un demi-siècle d’hégémonisme bureaucratique et l’épreuve encore proche de la violence civile, peine à vraiment répondre au « besoin d’un renouvellement citoyen et pacifique ». Alors que la crise menace ses acquis industriels et sociaux et réveille les pires tentations du repli et de l’exclusion, la société française doit, de son côté, savoir se ressaisir de valeurs et d’exemples « qui rassemblent et réconcilient ».
S’il redevient « très nécessaire » de restituer l’histoire des forces qui, sur plus d’un siècle auront donc gravité entre colonialisme réformateur, réformisme colonial et anticolonialisme libéral, c’est donc précisément en ce qu’elle pourrait offrir « quelques éléments d’une morale de la responsabilité en politique et des arguments pour refuser la violence ».
Cette tâche appelle d’autres travaux, d’autres débats, à mener d’une manière partagée de part et d’autre de la Méditerranée, comme entre générations. Ainsi qu’y appelait ce colloque, elle reste indispensable pour qui veut vraiment « asseoir des relations franco-algériennes apaisées ».

Christian PHÉLINE

Quelques références

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Lié à l’Algérie par sa famille depuis plusieurs générations, Christian PHÉLINE, après avoir été coopérant au ministère de l’agriculture et de la réforme agraire peu après l’indépendance, a contribué aux débats qu’appelait la «voie algérienne» de développement. Dans la suite de son ouvrage récent sur la révolte de Margueritte (Casbah, 2012), il prépare une publication sur l’avocat «indigénophile» d’origine guadeloupéenne Maurice L’Admiral (1864-1955).

Anne-Marie Tournebize
anne-marie.tournebize@orange.fr