L’homme révolté (1951)

De L’Homme révolté, cette « histoire de l’orgueil européen », on ne retient malheureusement trop souvent que l’écume : la réception très réservée du monde intellectuel français et la polémique entretenue dans la revue Les Temps modernes qui entraîna la brouille définitive avec Sartre, l’un des familiers de Camus au lendemain de la guerre. C’est le volet à connotation – plus qu’à vocation – philosophique du second cycle de Camus, centré sur la révolte, symbolisée parfois par Prométhée, et dont la figure romanesque était parue en juin 1947 La Peste (et son prolongement L’État de siège) et la forme théâtrale Les Justes créée en décembre 1949.

A la question du suicide et de la notion d’absurde de la vie (Le Mythe de Sisyphe), succède donc un essai – beaucoup plus développé que celui sur l’absurde – sur les questions du « meurtre et de la révolte ». Car, comme l’indique Camus lui-même : « La première et la seule évidence qui me soit donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte. » A cette première évidence Camus attribue le même rôle que le « cogito » cartésien dans l’ordre de la pensée. Mais, fondamentalement, la révolte, même individuelle ou individualisée, est la justification de l’appartenance à un collectif. « Je me révolte, donc nous sommes ». Elle « tire l’individu de sa solitude » et « est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. » Elle est ainsi ancrée dans la mémoire des peuples et des individus, peut susciter une solidarité humaine (ou des déviances totalitaires).

Ce point de départ à partir du « Je » donne sans doute l’explication du fait que, dans sa lecture personnelle de l’histoire, Camus se livre à des portraits d’individus révoltés : Sade, Lautréamont, Bakounine ou les anarchistes russes, Dostoïevski (déjà présent dans Le Mythe de Sisyphe), plus qu’à l’analyse de systèmes philosophiques et politiques dont il dénonce, ici comme ailleurs, les tentations et les réalisations totalitaires. Cette position originale ne pouvait que susciter méfiance et opposition, en pleine guerre froide, de tous les idéologues ou de certains spécialistes des auteurs ou périodes étudiées. Si la Révolution, le Grand Soir ou la victoire du prolétariat constituent des modalités de la Révolte, ils ne peuvent en constituer le modèle ou la panacée universelle : à l’époque moderne au moins, toutes les révolutions ont abouti à des meurtres et à un renforcement de l’État.

Comment se révolter sans commettre ou justifier des meurtres ? La question court, de façon plus ou moins explicite, tout au long du livre au travers de la réflexion autour de la révolte métaphysique (celle de la négation absolue et du refus du salut comme celle d’une affirmation absolue) et de la lecture de l’histoire – principalement européenne – qui prend pour point de départ la Révolution française et les régicides. L’histoire ne semble pas avoir apporté de réponse positive à cette question, car cette « pathologie de la révolte » (Roger Quilliot) ne fait que souligner la prégnance du nihilisme – un des mots le plus souvent employés par Camus et qu’il faut lire dans un sens nietzschéen –. « Si notre temps admet aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme. » Aller au-delà du nihilisme, c’est aussi reconnaître que certaines tentatives pour le dépasser n’en sont en fait que de nouvelles manifestations.

Révolte n’est donc pas un maître mot ou la justification de tout acte gratuit. Le révolté récuse « l’absolu de l’histoire », la promesse de temps automatiquement meilleurs. « Si la révolte pouvait fonder une philosophie, ce serait une philosophie des limites, de l’ignorance calculée et du risque. » La création artistique dans sa transgression du réel, et plus particulièrement le roman, peut alors être présentée par Camus comme un modèle de révolte. « Par le traitement que l’artiste impose à la réalité, il affirme sa forme de refus. Mais ce qu’il garde de la réalité dans l’univers qu’il créée révèle le consentement qu’il apporte à une part au moins du réel qu’il tire des ombres du devenir pour le porter à la lumière de la création. »

Mais que l’on ne s’y trompe pas, la création artistique n’est pas pour Camus, comme certains ont voulu le voir, un refuge ou une fuite en avant mais une des manifestations les plus explicites de cette « Pensée de Midi » qu’il appelle de ses vœux, en en traçant les lignes de vie sans la figer dans une conceptualisation systématique : appel à la vie, à une vie solidaire sur une terre bien ancrée dans l’humanité. «Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour. » Ainsi L’Homme révolté est-il un livre d’une particulière audace. Trop grande ? Livre u-topique, d’un autre lieu que la scène politique ou politicienne ? An-archiste ? A chacun de se faire son opinion.

Malgré la réception mitigée voire polémique de l’ouvrage, Camus n’a jamais renié cet ouvrage, bien au contraire :
« C’est un livre qui a fait beaucoup de bruit mais qui m’a valu plus d’ennemis que d’amis (du moins les premiers ont crié plus fort que les derniers). (…) Parmi mes livres, c’est celui auquel je tiens le plus. » Il est vrai qu’il l’avait beaucoup travaillé et qu’il contient en quelque sorte une « confidence » : « J’ai voulu seulement retracer une expérience, la mienne, dont je sais aussi qu’elle est celle de beaucoup d’autres. »

Guy Basset

 

Éléments bibliographiques :

 

Albert Camus: L’homme révolté, cinquante ans après, Albert Camus 19, GAY-CROSIER, Raymond (éd.), Lettres modernes Minard, 2002.

Albert Camus et les écritures du XXe siècle, Sylvie BRODZIAK, Christiane CHAULET-ACHOUR, Romuald-Blaise FONKOUS, Emmanuel FRAISSE, Anne-Marie LILTI éds, Arras, Artois Presses Université, 2003.

Héni LASSAD, « Les frontières entre la révolte et la révolution dans L’Homme révolté ». Albert Camus. L’écriture des limites et des frontières, Mustapha Trabelsi éd., Sud Éditions/Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p.65-78.

Paul RICŒUR, « L’Homme révolté », Lectures 2, Paris, Le Seuil, 1999, collection Points Essais n°401, p. 121-136.

SCHLETTE Heinz-Robert et YADEL Martina,Albert Camus : L’Homme révolté. Einfûhrung und Register, Essen, Die blaue Eule, 1987.

WEYEMBERGH, Maurice, « Homme révolté (L’)», Dictionnaire Albert Camus, Jeanyves GUERIN éd., Paris, Laffont, 2009, collection Bouquins, p. 380-390.

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Anne-Marie Tournebize
anne-marie.tournebize@orange.fr