La Chute (1956)

 La Chute (1956) aurait figuré dans le recueil de L’Exil et le royaume si elle n’avait pris une ampleur et une importance qui décidèrent Camus à la publier comme un récit autonome. Le point de départ de l’ouvrage se trouve dans la querelle qui, à partir de 1952, opposa Camus à la revue Les Temps modernes et aux existentialistes. « Temps modernes. Ils admettent le péché et refusent la grâce », « Leur seule excuse est dans la terrible époque. Quelque chose en eux, pour finir, aspire à la servitude », lit-on dans ses Carnets. « Existentialisme. Quand ils s’accusent on peut être sûr que c’est presque toujours pour accabler les autres. Des juges pénitents », note-t-il encore en décembre 1954. Le court voyage qu’il a effectué deux mois plus tôt en Hollande fournira son cadre au récit. Mais la grave dépression qui a conduit son épouse Francine au bord du suicide va infléchir son inspiration. Lui qui connaît depuis quelques années, fût-ce à son corps défendant, une renommée publique et mondaine où s’égare son naturel, et qui multiplie au détriment de son foyer les conquêtes féminines, doute parfois de lui quand il se regarde dans un miroir. Ainsi la figure de Jean-Baptiste Clamence, le héros de La Chute, devra-t-elle à la fois aux ennemis de Camus et à Camus lui-même. On trouve jusque dans le goût de Clamence pour les stades de football ou pour les paysages grecs, lieux d’innocence, des traits autobiographiques. Le récit devait d’abord s’intituler « Un héros de notre temps », expression qui eût renvoyé à la « terrible époque », puis « Le Pilori », enfin « Le Cri ». Le titre définitif réfère à la chute qu’a faite dans les eaux glacées de la Seine la jeune femme que Clamence n’a pas eu le courage de sauver, plus généralement à la déchéance de ce héros qui s’était lui-même placé sur un piédestal, peut-être aussi à la Chute relatée dans le Genèse : les références ou allusions de Clamence à la Bible autorisent cette lecture. Le récit se divise en six séquences (non numérotées par Camus) correspondant à cinq journées (la quatrième et la cinquième séquences couvrent la quatrième journée). Jean-Baptiste Clamence, qui s’est choisi un prénom et un nom d’emprunt symboliques (figure de prophète, vox clamans in deserto), noue conversation, dans un bar louche d’Amsterdam, avec un touriste dont le lecteur devinera l’aspect physique et les rares interventions à travers les paroles de Clamence lui-même. Celui-ci est un avocat (un « bavard », dirait-on en argot) qui s’est enivré de ses succès et de son pouvoir de séduction jusqu’au jour où sa lâcheté l’a retenu de secourir une de ces victimes qu’il s’enorgueillissait de défendre dans l’exercice de ses fonctions. Remontant plus haut dans son passé, il avoue avoir aussi laissé mourir, en lui volant sa ration d’eau, un de ses compagnons de captivité. Après l’avoir promené le long des canaux d’Amsterdam, qu’il a choisis pour théâtre de son indignité parce qu’ils reproduisent les cercles concentriques de l’Enfer de Dante, puis à proximité des décombres du quartier juif de la ville, où se sont perpétrées les pires turpitudes de la guerre, sur les eaux du Zuyderzee enfin, dont l’horizon incertain évoque par contraste la lumière et la simplicité grecques, Clamence finit par recevoir son compagnon dans sa chambre où il a mis au placard Les Juges intègres, panneau volé du tableau de Van Eyck, L’Agneau mystique. Ainsi a-t-il chance d’expier, en étant condamné pour recel, d’autres crimes autrement noirs, demeurés impunis. Mais l’ « autre » n’est pas un policier : il exerce, comme Clamence, la profession d’avocat. « Monologue dramatique » et « dialogue implicite », selon Camus, La Chute donne le vertige parce qu’on y est d’un bout à l’autre prisonnier de la parole de Clamence, sans savoir s’il récite son passé ou s’il mystifie son interlocuteur. Au vrai, quelle preuve avons-nous qu’il s’adresse à quelqu’un ? On ne trahit ni la lettre ni l’esprit du récit si on suppose que, enfermé dans sa solitude, il se contente d’imaginer le discours qu’il tiendrait s’il croisait un compagnon de fortune qui lui servirait de miroir. Au moins est-on sûr que son repentir n’est pas sincère : « juge-pénitent », Clamence ne confesse ses fautes que pour mieux persuader qu’elles sont celles de l’humanité entière. S’il est vrai que le héros a hérité quelques traits de l’écrivain, le sens politique du récit n’est pas ambigu. Sont visés ceux qui, en désespérant des valeurs de la liberté et de la dignité humaines, font le lit des régimes totalitaires. Brillant jusqu’à la virtuosité, riche en références culturelles, nourri d’effets poétiques et rhétoriques, le style de La Chute est aux antipodes des vertus que la critique avait reconnues à L’Etranger ou à La Peste. Rien d’étonnant si on admet que Camus y fait parler son masque ou ses ennemis. D’où le qualificatif d’ « ironique » souvent appliqué au récit, sans qu’on sache si l’ironie est celle du personnage, qui se moquerait de lui-même, de son interlocuteur et peut-être du lecteur, ou celle de Camus, qui mettrait à distance son image personnelle, ou son héros, ou encore sa propre écriture. Que, dans Le Premier Homme, dont le titre renvoie à la période de la Genèse qui précède la Chute, il accentue et renouvelle les qualités de simplicité qui avaient fait la marque de ses premières œuvres, tend à prouver que La Chute est, à l’intérieur du cycle de l’amour, commencé en 1953, un intermède grinçant où il prend congé à la fois de l’esprit de polémique et de l’envers de sa personnalité.

Pierre-Louis Rey

 

Éléments bibliographiques :

Albert Camus. 3. Sur La Chute , Revue des Lettres modernes, Série Albert Camus, dirigée par Brian T. Fitch, Minard, 1970.

Phan Thi Ngoc-Mai, Pierre Nguyen Van-Huy avec la collaboration de Jean-René Peltier, La Chute de Camus. Le dernier testament, « Langages », La Baconnière, Neuchâtel, 1974.

Albert Camus. 15. Textes, intertextes, contextes autour de « La Chute », Revue des Lettres modernes, série Albert Camus, dirigée par Raymond Gay-Crosier, Minard, 1993.

Jacqueline Lévi-Valensi, La Chute d’Albert Camus, coll. « Foliothèque », Gallimard, 1996.

Pierre-Louis Rey, La Chute . Camus, coll. « Profil d’une œuvre », Hatier, 1971 ; édition augmentée, 1997.

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