Le Malentendu (1944)

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Avec Le Malentendu, Camus ne veut proposer rien de moins qu’une variante moderne de la tragédie. Il est vrai que cette pièce en trois actes applique la règle aristotélicienne des trois unités et réunit d’autres ingrédients de la tragédie classique. En revanche, ce qui fait sa modernité tient sans doute, notamment, au sentiment d’absurde qu’elle dégage. Elle s’ajoute en effet au Mythe de Sisyphe, à L’Étranger et à Caligula pour constituer l’ensemble des quatre ouvrages parus sous le signe de l’Absurde, de 1942 à 1944. L’auteur en esquisse une ébauche en 1939 pour en terminer la première version en 1943 ; c’est donc pendant la période sombre de la Seconde Guerre mondiale qu’il la compose. C’est encore sous l’Occupation qu’il la publie, en mai 1944, et qu’a lieu la première représentation, le mois suivant. Il retravaillera cependant son texte à quelques reprises avant d’aboutir à la version définitive, en 1958.

Dans ses grandes lignes, la fable n’en est guère originale : elle s’inscrit même dans une longue tradition, qui comprend des productions fictives autant que des histoires réelles, et dont l’origine remonte vraisemblablement à la parabole évangélique de l’enfant prodigue. La seule source que reconnaît Camus se limite toutefois à un fait divers survenu en 1935 en Yougoslavie et rapporté par la presse algéroise. Camus a d’abord transposé ce fait dans L’Étranger, en en déplaçant le cadre spatial vers la Tchécoslovaquie, où il a voyagé peu avant : en prison, sous sa paillasse, Meursault trouve une coupure de journal qui relate ce qu’il appelle « l’histoire du Tchécoslovaque ». C’est dans un pays slave que s’est passée l’anecdote réelle ; c’est dans un autre pays slave que Camus a séjourné, que se déroule l’histoire fictionnalisée lue par Meursault, et que se situe ensuite l’action du Malentendu. On a pourtant été fort discret sur la ressemblance thématique frappante qui existe entre Le Malentendu et une pièce slave qui lui est antérieure : Niespodzianka (La Surprise), publiée en 1929 par l’écrivain polonais Karol-Hubert Rostworowski. Niespodzianka présente une famille pauvre dont la jeune génération est avide mais se heurte à des horizons aussi misérables que le présent ; un inconnu arrive ; la mère le tue pour le piller et améliorer ainsi le sort des siens ; puis elle découvre qu’elle vient d’assassiner son fils qui avait jadis émigré et qui a caché son identité pensant faire une surprise. Le parallèle entre cette pièce et Le Malentendu est d’autant plus pertinent que Rostworowski a aussi créé un Kajus Cezar Kaligula antérieur au Caligula camusien, ce qui double la coïncidence.

Le Malentendu affirme néanmoins une originalité en donnant corps à des motifs conducteurs de l’œuvre camusienne. Les sensations d’enfermement, d’attente et de répétition que vivent les aubergistes en constituent des exemples. La dichotomie vie/mort exacerbée par le suicide et le meurtre, représente un autre exemple : avec les personnages de la mère et de Martha, meurtriers puis suicidaires, la pièce illustre des conduites extrêmes que réfutent les essais de Camus. La révolte aussi est présente, avec la forme-repoussoir que prend celle de Martha en restant solitaire et en débouchant sur la mort.

D’autres motifs sont incarnés, ceux-là, par Jan. Ce dernier superpose deux figures absurdes qui évoluent dans l’éphémère : le voyageur et l’acteur. Il se présente comme un voyageur de passage dans une auberge. Le seul monologue qu’il prononce exprime un désarroi existentiel et reconduit la métaphore ancienne de l’homo viator (II, 2), ce que feront aussi des paroles percutantes de Martha et de Maria (III, 3). Par ailleurs, la signification symbolique de l’auberge comme lieu unique de toute l’action s’accentue ici, parce que le court séjour des voyageurs a pour terme la mort. Mais Jan agit aussi comme un acteur : il joue un rôle dont sa mère et sa sœur sont spectatrices sans le savoir. Réciproquement, elles lui cachent leur propre jeu. Lui d’un côté, elles de l’autre côté, remplissent donc simultanément les fonctions d’acteurs et de spectateurs. Dans ce théâtre interne à double circulation, l’observation règne intensément. De surcroît, dès la première scène, le vieux domestique surplombe l’action de son regard passif ; il ajoute ainsi un niveau au théâtre dans le théâtre, enrichit sa structure d’un autre plan. L’esthétique qu’installe Camus n’en est que plus nette pour mettre littéralement en scène sa vision du monde. Celle-ci sera verbalisée par certaines paroles métathéâtrales de Maria qui récupèrent avec pessimisme un autre thème ancien, celui du theatrum mundi (III, 3).

Le vieux domestique assiste au drame tel le Spectateur suprême du theatrum mundi baroque. Il n’interagit pas avec les autres personnages, sinon silencieusement. Sauf à la toute fin : il paraît quand Maria éplorée invoque le Seigneur, pour répondre « Non! » à sa prière (III, 4). Ce refus explicite, son insensibilité généralisée combinée à son statut de spectateur, sa passivité insolite qui le fait passer pour sourd-muet, appellent une comparaison avec le Dieu du monde camusien, indifférent à la misère humaine. Aussi, chacun à sa manière, tous les personnages actifs du Malentendu souffrent le désert de la déréliction. Cette ligne d’interprétation rejoint la réception théologique qu’a suscitée l’œuvre de Camus dans son ensemble.

Mais il est au moins un terrain sur lequel Le Malentendu se démarque du reste de l’œuvre camusienne : comme nulle part ailleurs, l’auteur y développe le problème de l’incommunicabilité, ainsi que l’annonce le titre. Il travaille dans cette optique le matériau linguistique et lui confère une opacité, exploite en ironiste les doubles sens, les quiproquos, la confusion verbale et les contretemps. Selon son intention, il fournit par la négative une leçon qui promeut la transparence et la sincérité. Plus encore, le résultat préfigure avec une clarté éblouissante le Nouveau Théâtre.

Sophie Bastien

 

 

Éléments bibliographiques :

Geraldine F. MONTGOMERY, « ‘Œdipe mal entendu’ : langage et reconnaissance dans Le Malentendu de Camus », French Review, vol. 70, no 3, 1997, p. 427-438.

Lydie PARISSE, « Le Malentendu. Du texte à la scène », dans La Passion du théâtre. Camus à la scène, dir. Sophie Bastien, Geraldine Montgomery et Mark Orme, Amsterdam/NewYork, Rodopi,p. 141-158

David B. PARSELL, « Aspects of Comedy in Camus’ Le Malentendu », Symposium, vol. 37, no 4, 1983, p. 302-317.

Pierre-Louis REY, « Préface », p. 7-31 et « Notice », p. 137-145, dans Albert Camus, Le Malentendu, Paris, Gallimard, 1995.

David H. WALKER, « Le Malentendu. Notice », dans Albert Camus, Œuvres complètes I : 1931-1944, éd. Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 1328-1344.

Anne-Marie Tournebize
anne-marie.tournebize@orange.fr