Le Premier Homme (1994)

Quand Camus meurt dans un accident d’automobile, le 4 janvier 1960, il a sur lui une sacoche contenant le manuscrit du roman auquel il se consacre presque entièrement depuis plusieurs mois. Le Premier Homme, pourtant, ne sera publié qu’en 1994, le temps que la voix de Camus soit redevenue audible après les déchirements de la guerre d’Algérie, et qu’un déchiffrement minutieux du manuscrit ait été effectué par sa fille, Catherine. Camus parle beaucoup de son roman dans sa correspondance et dans ses Carnets, où on peut en suivre la genèse à partir de 1953. Il envisageait une grande fresque – un peu dans le genre de Guerre et paix de Tolstoï – où son personnage, Jacques Cormery, aurait traversé les événements majeurs de la première moitié du XXe siècle ; il n’a eu le temps d’en écrire qu’une petite partie, puisque le protagoniste est encore adolescent quand s’interrompt le manuscrit ; pour le reste, nous en sommes réduits à des conjectures, appuyées sur les notes et les documents d’un abondant dossier préparatoire. Tel que nous l’avons, le roman s’organise en deux parties. La première, très retravaillée, « Recherche du père », insère les souvenirs d’enfance du protagoniste dans les aléas d’une quête qu’il mène en France et en Algérie, en 1953, pour savoir un peu mieux qui était son père, mort sur le front de la Marne en 1914, alors que lui-même n’avait que quelques mois. La seconde partie, « Le fils ou le premier homme », moins travaillée, juxtapose un chapitre de souvenirs d’enfance croqués sur le vif et un chapitre de méditation lyrique sur le mystérieux devenir d’un enfant qui grandit ainsi sans père. Camus a la certitude qu’il entame là une nouvelle phase de son œuvre, plus libre sur le plan artistique parce que moins dépendante d’une démarche philosophique que les romans précédents – L’Étranger dans le cycle de l’absurde, La Peste dans celui de la révolte, même si on peut rattacher Le Premier Homme à ce troisième cycle dont il parle parfois comme étant celui de l’amour. N’écrit-il pas : « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde. » ? Et, de fait, le roman est nourri de son expérience personnelle, Jacques Cormery étant à l’évidence son alter ego. Le Premier Homme a toute la saveur d’une merveilleuse autobiographie : sensations, affects, visages, lieux, atmosphères sont rendus dans une immédiateté extraordinaire ; les jeux éperdus sur la plage ou dans le vent, la présence tutélaire d’un vieil instituteur, la sévérité de la grand-mère, la complicité avec l’oncle chasseur, l’austérité de la vie chez les pauvres, la tendresse silencieuse de la mère, les terreurs de l’enfant, ses désespoirs et ses joies, tout cela est rendu avec la vibration du vécu, au point que quantité de gens se sont retrouvés dans cet enfant, même s’ils n’ont pas été pieds-noirs, pauvres, orphelins ou bons élèves. Mais Camus, quoi qu’on en dise, n’a pas voulu écrire son autobiographie. Il parle toujours de son « roman », et cette transformation du réel en fiction lui confère une double dimension, politique et symbolique, que l’écriture autobiographique aurait difficilement pu assumer. À travers la quête de Jacques Cormery, se déploie l’histoire de l’Algérie depuis l’arrivée des Européens : de 1953, où la guerre est déjà dans les rues d’Alger, avec les bombes et les parachutistes, en remontant jusqu’en 1848, à l’arrivée des premiers colons, migrants de la misère, dont le père et la mère de Jacques ont prolongé le sort de victimes de l’Histoire, et même jusqu’en 1830, aux débuts militaires d’une colonisation, dont tout annonce, dans les années 1950, qu’elle va s’achever dans l’éviction des Blancs d’Algérie. En écrivant Le Premier Homme, Camus plaide pour le droit de ceux-ci à rester sur la terre où ils sont nés, mais dans un tout autre rapport avec la communauté arabe ; « deux peuples sur une même terre », le roman reprend à sa manière la position qu’il avait défendue dans Chroniques algériennes (1958). En choisissant ce titre, Camus souligne également la dimension symbolique du roman. Certes, le « premier homme », c’est l’orphelin qui doit grandir sans père et se forger ses propres repères ; c’est aussi l’exilé qui doit inventer une nouvelle vie ; et c’est tout homme qui doit apprendre à vivre, se mettre au monde tout au long de sa vie, en sachant qu’il restera toujours « obscur à soi-même ». Le Premier Homme, enfin, témoigne de la maîtrise d’un écrivain qui sait désormais manier tous les registres et tous les styles ; ce devait être – c’est – la grande œuvre de la maturité de Camus.

Agnès Spiquel

Éléments bibliographiques :

Le Premier Homme , études réunies par Christian Morzewski, Roman 20/50, n° 27, juin 1999.

Le Premier Homme en perspective , textes réunis et présentés par Raymond Gay-Crosier, La Revue des Lettres modernes, Série Albert Camus n° 20, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2004.

Jean Sarocchi, Le Dernier Camus ou Le Premier Homme , Nizet, 1995.

Maurice Weyembergh, Albert Camus ou la Mémoire des origines, Bruxelles, De Boeck, coll. « Point philosophique », 1997.

Société des Études Camusiennes
societe@etudes-camusiennes.fr