09 Mar L’envers et l’endroit (1937)
En 1937, Albert Camus, âgé de 24 ans, publie à Alger, grâce à l’éditeur Charlot, un premier ouvrage, L’Envers et l’Endroit. Ce recueil de cinq essais bénéficie d’un apprentissage réfléchi de l’écriture. A l’origine, le choc d’un roman, La Douleur d’André de Richaud, « le premier, raconte le jeune auteur, à me parler de ce que je connaissais : une mère, la pauvreté, les beaux soirs dans le ciel », bref, « l’envers et l’endroit » d’une enfance vécue dans les rues populeuses de Belcourt. Soucieux de dispenser, à son tour, la « délivrance » d’un tel « ordre de vérité », Camus, sévère pour Hugo ou Zola, « spéculateurs de la misère », consulte les « voix de son quartier pauvre », dont il compose un recueil. Il entend que la sienne, éperdue de respect, ne soit plus qu’«une voix songeuse, comme voilée, qui récite, qui se parle plus qu’elle ne parle ». D’où le récitatif à l’honneur dans les essais de L’Envers et L’Endroit.
Dans le premier, qui en affiche le nom, l’« ironie » ne serait pas l’ironie si elle n’autorisait un discours dont la signification, tôt ou tard, se renverse. L’aliénation spirituelle d’une « vieille femme qui ne pensait pas », semble vouée définitivement à la dérision de l’entourage. Délaissant l’aïeule pour le cinéma du quartier, il décrète plaisamment qu’« elle aime rester dans le noir ». Un jeune homme, cependant, la prend assez au sérieux pour amorcer, non sans peine il est vrai, un geste de compassion. Derrière à l’« envers », cruellement évident, semble pointer un « endroit » de la scène : la lueur, ô Verlaine, du « brin de paille dans l’étable » ? Dans un second développement du même essai, c’est la voix de « l’homme qui était né pour mourir » qui s’écoute. La vieillesse, de nouveau, dans une solitude préfigurant l’effacement total de la mort, s’expose à l’« ironie des regards », à la « brusquerie moqueuse » de tous. Le vieux ne se laisse pourtant pas mourir sans bouger. Dans la rue, parcourue « d’un pas d’âne au labeur », il ne se sent pas seul, « si peu de monde qu’on y rencontre ». Et voilà que, pour l’encourager, se devinent encore, « derrière les collines, des lueurs de jour » ! Mais avec le retour au bercail, l’envers recouvre l’endroit de la médaille. « Il a la lune », diagnostique la maîtresse de maison. « Et tout est dit », conclut le narrateur. Nulle autre « voix » formellement désignée dans un troisième et dernier développement. Mais la proximité d’un souvenir si privé que seul, Camus lui-même, peut le rappeler. L’ironie, une fois de plus mobilisée, s’exerce aux dépens d’une aïeule tyrannique. Malgré un port de reine dont elle ne saurait faire le deuil, elle se conduit en comédienne, avide de se faire aimer à la demande. Le petit-fils, chargé d’instruire son procès, la subit dans la « douleur », comme le ferait le héros de Richaud. Sous le coup d’un tel affect, l’envers de l’épisode s’impose sans partage. Mais l’ironie recouvre toute son ambiguïté le jour des obsèques pour rendre compte des larmes qui échappent à l’enfant et du doute qu’il porte sur leur sincérité. Et que dire de l’ultime renversement amorcé avec « la chute d’un beau soleil sur la baie tremblante de lumière » ? L’« énigme » du quartier pauvre » n’en finit décidément pas de se poursuivre, tour à tour épaissie et éclaircie, à n’en plus finir : Nulle autre constance qu’équivoque. « Tout cela ne se conclut pas » ? se demande-t-on. Et le narrateur de répliquer : « Qu’est-ce que ça fait, si on accepte tout ? La mort pour tous et à chacun sa mort. Après tout, le soleil nous chauffe quand même les os. » Ironique, comme il se doit, l’oraison funèbre…
Entre oui et non, second des quatre essais, dérive, à son tour, de la « voix de la femme qui ne parlait pas ». Il se s’y réduit pas, tant s’en faut. Le parti pris de l’ironie, avec la « raideur » qui la caractérise, semble moins marqué qu’ailleurs. Le titre initialement envisagé, Intervalles, évoque une plénitude totale qui s’installe, pour une fois, entre envers et endroit, faisant oublier l’un et l’autre. Un souvenir exceptionnel s’introduit, situé non pas au cœur du cher « quartier », mais sur le seuil d’un café mauresque. Qui dira encore que Camus ignore le monde arabe et son architecture ? C’est du belvédère offert, face à l’embrassement maternel de la baie d’Alger, que le fils de Belcourt se dit « comme rapatrié ». Il sent monter en lui un « chant secret » capable de ressusciter les soirs d’été de naguère, quand tous les voisins se mettaient au balcon, partageant entre eux « une solitude dans la pauvreté qui rend son prix à toute chose ». Le temps vient donc pour le fils prodigue de conter, pour la première fois, certaine nuit partagée avec une mère humiliée, dans la complicité d’un amour farouchement partagé, « seuls contre tous ». Oui, s’ordonne Camus, « recueillir simplement la transparence et la simplicité des paradis perdus, dans une image ».
L’argument du recueil se renouvelle, tout à coup, dans le troisième des cinq essais, en exploitant, plutôt que les « voix du quartier pauvre », la mémoire d’un voyage en Europe Centrale, en 1936, avant l’éloignement de Simone Hié. Succédant à un « intervalle » passionnément parcouru, c’est, de nouveau, sous le signe de « La mort dans l’âme », endroit et envers qui s’affrontent. La proximité d’un meurtre dans l’hôtel de Prague, exacerbe le malaise du voyageur, privé de ses repères, « en tête à tête avec lui-même », chez lequel l’absurdité du moment ajoute au scandale de la mort. « Il était tout seul », rappelle Camus, songeant au mort. « Et moi, pendant ce temps, je lisais la réclame de ma pâte à raser ». Derechef, quelle ironie ! Sur le chemin du retour vers la terre natale, à Vicence, l’angoisse de Prague ne s’efface pas. Nulle promesse d’immortalité dans le rouge éclatant des géraniums italiens. Mais la secrète « indifférence des plus beaux paysages du monde » donne la force d’être « courageux et lucide ». Morale provisoire, ironiquement gardée de toute suffisance.
Il ne déplait décidément pas à Camus de s’exposer aux surprises du voyage, qui mettent à l’épreuve toute certitude univoque. Un quatrième essai se construit donc sur la trace du séjour aux Baléares de l’été 1935, antérieur, de fait, à l’équipée de Prague. La chronologie inversée permet de lancer, réplique à La Mort dans l’âme, un mot d’ordre sonore : Amour de vivre, plus que préférable au plat Amour de la vie. Quelle n’est pas, en effet, dans certain café-concert de Palma, la présence de cette audacieuse fille dont la « montagne de chair » oscille pour accompagner la cadence d’un chant andalou ! Le jeune spectateur, entraîné à la fois si loin et si près de lui-même, salue, plus fasciné encore qu’édifié, la « déesse immonde » de la vie, avec « le désespoir de ses yeux vides ». Serait-ce le signal d’une initiation, à travers les « ivresses contradictoires que nous pouvons goûter » ? Elle semble progresser à midi, dans le quartier désert de la cathédrale, se charger, dans le petit cloître gothique de San Francesco, d’une spiritualité cruellement absente de l’exhibition du beuglant. Un « équilibre », fragile, s’établit, « coloré par toute l’appréhension de sa propre fin ». Et entre quels termes l’inscrire sinon, une fois encore, entre un oui et un non, entre vie et mort, sous l’emprise du Nada, cette mélancolie ibérique dont la « flamme » enchante « l’amertume ». Elle n’a pu naître, affirme Camus, que devant des sites méditerranéens comme la baie d’Alger, où de « vraies richesses » gratifient l’indigence de la pauvreté. A Palma, à Belcourt, « point d’amour de vivre sans désespoir de vivre ».
Une dernière fois, va se dérouler, dans un cinquième essai, la liturgie deL’Envers et l’Endroit, dont le titre est repris. Deux servants, comme il se doit, célèbrent la rituelle discordance. A cette femme « solitaire et originale » le ministère de la déréliction dans le somptueux tombeau où elle s’enferme si bien, plus morte que vive, que des pèlerins de la Toussaint, pris de pitié, jonchent de violettes le pas de la porte. A Camus en personne, alors que le recueil touche à sa fin, la responsabilité de rétablir la tension canonique, d’en préserver la dialectique. Ce n’est pas sans se rappeler le mythe platonicien de la caverne qu’il esquisse une parabole aussi expressive que familière. Il la date d’un après-midi de janvier. Du jardin, tout proche, dont il rêve, il ne voit, de sa fenêtre, que le mur. Si, levant les yeux, il devine , à « la jubilation de l’air », la présence du soleil, l’image de l’astre reste brouillée par « les ombres de rameaux qui jouent sur les rideaux ». Il suffit cependant d’« une seule ombre naissante » pour que s’impose « une joie confuse et assourdissante ». L’endroit n’en finit pas de percer derrière l’envers de ce monde. C’est dire que « le grand courage consiste à tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort ». A l’ironie, plus que jamais, le dernier mot : « Vivez comme si… » Et « c’est là » , confesse Camus, « toute ma science ».
Edité à Alger, peu diffusé pendant la « drôle de guerre », l’Envers et l’Endroit tarde à bénéficier, après la Libération, du succès de L’Etrangeret du Mythe de Sisyphe. Camus finit donc, en 1958, par en accepter la réédition. Elle est pour lui l’occasion de reconsidérer, dans une préface substantielle, le temps déjà accompli de sa carrière. S’il juge sévèrement, quant à la forme, des essais écrits à l’âge où « l’on sait à peine écrire », il y salue chaleureusement « la source unique que chaque artiste garde au fond de lui ». Il dégage mieux, à présent, la leçon des « voix des quartiers pauvres », « à mi-chemin de la misère et du soleil », alors qu’il a découvert, à Paris, « la double humiliation de la misère et de la laideur », l’aliénation d’une cité vouée « à l’envie et à la dérision ». Est-il resté, lui-même, fidèle à Belcourt, avec son « amour débridé de la vie », son « indifférence », son « besoin d’honneur » ? Il met en cause plus particulièrement l’écrivain.. Dans L’Envers et l’Endroit, il lui semble qu’une « tradition esthétique sévère » aliène déjà sa « libre nature », sous prétexte de contenir son « anarchie profonde ». Trop classique, le Camus à venir ? « Mes digues, confesse-t-il, étaient trop hautes, d’où cette raideur parfois ». Le pénitent envisage une réécriture de L’Envers et l’Endroit où il saurait fixer, par « le détour de l’art » et « une certaine forme d’amour », « les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles (son) cœur, une première fois, s’est ouvert ». Dans l’attente d’un pareil accomplissement symbolique, Albert Camus avance « l’idée que (son) œuvre n’est même pas commencée ». Le 4 janvier 1960, quand la mort le surprend, il a sur le métier le nouvel ouvrage, premier de droit et en espérance. Il l’a intitulé : Le Premier Homme.
Paul Viallaneix