Les Justes (1949)

Mise en scène en décembre 1949, au Théâtre Hébertot, cette pièce appartient au deuxième cycle des œuvres de Camus, celui de la Révolte. Apre, tendue et profondément lyrique, elle traduit son désir de créer une véritable tragédie moderne tout en croyant que l’époque s’y prêtait. En pleine guerre froide, Camus poursuit une réflexion sur la question de la violence qui s’impose à lui en termes de conscience intellectuelle et morale. L’antagonisme de deux notions positives, l’amour de la vie dans toute sa plénitude et la justice sociale, lui paraît alors essentiel.
La pièce s’écrit pendant la longue élaboration de L’Homme révolté dont le chapitre « Les meurtriers délicats » sera consacré aux protagonistes des Justes. Dans la Russie de 1905 qui lui semblait surgir des Démons de Dostoïevski, Camus trouva ce qu’il cherchait: une sorte d’équivalent éthique pour parler de son temps. Au terrorisme, il assignait un caractère exceptionnel de « rupture » et lui imposait la notion de limite nécessaire. Impressionné par la mort héroïque des jeunes révolutionnaires russes, il rassemble sur eux une importante documentation iconographique et écrite. Le livre des souvenirs du célèbre terroriste Boris Savinkov lui fournit le sujet et les personnages, l’exemple d’une pratique de la violence liée à la responsabilité personnelle. Ivan Kaliayev payait sur l’échafaud la vie qu’il avait prise au grand-duc. D’autre part, refusant l’infanticide, il sauvait l’honneur de la révolution. C’est justement ce refus de la « violence confortable » que Camus accentue dans l’action de ses personnages. Par ailleurs, il saisit des motifs christiques dans le comportement de certains terroristes, « cet amour plus grand que tous: celui de l’homme qui donne son âme pour son ami ». (OC, t.2, p.1091) Il est séduit par leur « exigence personnelle » qui les poussait à la terreur et par leurs « paradoxes » : l’abnégation qui allait jusqu’au mépris de leur propre vie et le respect de la vie humaine, leur foi dans la terreur et les doutes qui les déchiraient dans la pratique de la terreur. Tout en reconnaissant le caractère inévitable de la violence, ils avouaient qu’elle était injustifiée. « Nécessaire et inexcusable, c’est ainsi que le meurtre leur apparaissait »- c’est la formule par laquelle l’auteur présente les héros de sa pièce.
Certes, Camus n’écrit pas une pièce historique, son souci étant de « rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai ». Il idéalise les personnages, en laissant dans l’ombre ce qui pourrait ternir leur image. D’autre part, il tient à réussir une véritable tragédie d’amour, d’une passion plus humaine que symbolique, même et surtout si cet amour doit rester impossible. L’opposition entre le devoir de servir la justice et le sentiment pour un être aimé ne laissera aux amants qu’une seule issue, « le sang et la corde froide ». Inséparable de Kaliayev, Dora est une figure essentielle de la pièce et manifestement le porte-parole de l’auteur. Comme dans une tragédie antique où l’hubris est puni, Dora, tout en restant fidèle à la cause révolutionnaire, est consciente de la démesure de leur entreprise et reconnaît la faute de la transgression.
Or, Camus ne conçoit pas de justice sans chance de bonheur. Dans la pièce, elle est présente sous deux formes – l’amour et le renoncement. Aux antipodes d’abord, les deux héros-idéologues Kaliaïev et Stepan semblent se rapprocher à mesure que la pièce touche à son dénouement et laisse l’impression que Stepan a déjà effectué le parcours de renoncement dont les deux autres protagonistes prennent le chemin. Mais l’ultime aveu de Stepan Je l’enviais marque la victoire morale de Yanek sur le nihilisme. Or, Yanek mort dans le renoncement, il ne reste à Dora et à Stepan qu’à le suivre, ils se ressemblent tous maintenant.
Camus construit un cadre de clandestinité, statique et abstrait, d’un extrême dépouillement. Une constante unité de ton qui laisse une impression glacée, voulue par l’auteur. Le froid délibéré de l’atmosphère exprime physiquement le renoncement des personnages à ce qui est la vie vivante. Le silence ponctue le discours et souvent le suspend, un silence qui crie. Le huis clos, le temps qui paraît figé proposent une sorte de portrait métaphorique de l’intériorité de ces « bombistes ». Après l’assassinat du grand-duc, vivre pour Kaliayev devient une « torture», « la justice même est désespérante ». Les cris de Dora qui martèlent tragiquement le dépassement de soi de l’héroïne aboutissent à son verdict: « Nous ne sommes pas de ce monde. Nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. Ah! Pitié pour les justes ». La dernière exclamation nomme le sentiment que devait, en fin de compte, susciter la pièce. Ce destin que Camus veut exemplaire, est aussi, au niveau de la révolte à présent, une histoire de « suicide supérieur », une « tragédie de l’intelligence ».
Cependant, dans la vision du dramaturge, ses « admirables révoltés » choisissent de mourir pour que la justice demeure « vivante », c’est-à-dire « une brûlure et un effort sur soi-même ». Elle meurt dès qu’elle devient « un confort », un « meurtre par procuration ». Camus voyait sa pièce comme une tragédie qui n’offrait pas de solution hormis la mort, mais n’en restait pas moins une pièce d’espoir. Nul doute qu’en ce sens Dora et Yanek restent, à ses yeux, des personnages exemplaires: aux prix de leur vie, ils sauvegardaient ce qui est sacré dans l’esprit de la révolte. Au milieu du XX-e siècle leur exemple, espérait-il, pouvait rendre la révolution à nouveau révolutionnaire.
Les « justes » continueront à vivre dans la mémoire de Camus. En 1955, il tiendra à préciser qu’il « admire » et qu’il « « aime » toujours ses deux héros : Kaliayev et Dora. Sans doute, voyait-il en eux des personnages de Dostoïevski. En 1957, quand les bombes explosaient à Alger et Camus le ressentait comme une tragédie personnelle, il pensait à sa pièce « russe »: « J’aimerais remonter Les Justes qui sont encore plus d’actualité aujourd’hui ». Travaillant au Premier Homme, il revenait encore à Kaliayev. L’idéal d’une haute conscience morale où la douleur d’autrui devenait l’aune à laquelle on mesure tout progrès historique, dicta en conséquence l’ensemble des choix du dramaturge. Et c’est par cette exigence à la fois morale, lyrique et politique que la dernière pièce de Camus s’impose comme une oeuvre mémorable pour inscrire sa note unique et vivante dans la sensibilité contemporaine.

Eugène Kouchkine

 

Éléments bibliographiques :

Raymond Gay-Crosier, « Le jeu ou la tragique comédie des Justes », Revue des lettres modernes, n° 419-424, 1975, p. 45-70

Maurice Weyembergh, Albert Camus ou la mémoire des origines, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 177-186

Alain Béretta, Les Justes, Ellipses, 1999

Jeanyves Guérin, « Pour une lecture politique des Justes de Camus » in Jean-Pierre Goldenstein et Michel Bernard (dir.), Mesures et démesure dans les lettres françaises au XXeme siècle. Hommage à Henri Béhar, Honoré Champion, 2007, p. 97-110

Albert Camus, Œuvres complètes, t.3, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade, 2008, éd. par Eugène Kouchkine.

Anne-Marie Tournebize
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