L’Exil et le royaume (1957)

Dès 1952, Camus avait établi le sommaire d’un recueil de nouvelles sous le titre « nouvelles de l’exil » ; il y travaille de façon discontinue entre 1952 et 1956, utilisant divers souvenirs (enfance algérienne, voyages en Algérie, au Brésil) pour exposer sous forme d’allégories ses déchirements nés de l’actualité, de la politique et de sa situation au sein du monde intellectuel. C’est ainsi que « La Femme adultère » met en scène dans le sud algérien l’expérience de la déréliction face à la découverte de l’infini. « Le Renégat » ironise cruellement sur le besoin d’asservissement à une cause, « Les Muets » situent dans le décor de Belcourt un drame social, « L’Hôte » figure la contradiction mortelle de Camus face à la guerre d’Algérie, déchiré par sa compréhension des deux camps antagonistes, « Jonas ou l’artiste au travail » illustre le sentiment d’étouffement de Camus au sein du monde intellectuel, et « La Pierre qui pousse » situe au Brésil son désir d’inventer une attitude libératrice. Le recours à l’allégorie, s’il permet à Camus d’exorciser quelque peu ses hantises, le conduit aussi à un degré d’invention poétique peut-être inégalé dans son œuvre, dont il appartient au lecteur attentif de mesurer l’ampleur.
L’univocité d’un tel recueil n’est en effet qu’apparente. Depuis sa description d’Oran, on sait que Camus est hanté par l’idée que le monde est pour l’homme une prison, dans la mesure où il éprouve l’appel d’un absolu de toute façon inaccessible. L’exil est ainsi le dénominateur commun de ces nouvelles, qui décrivent toutes un processus d’enfermement dans un espace progressivement rétréci : Janine, la femme adultère, que l’autocar aux vitres aveuglées par le vent de sable, échoue dans une chambre d’hôtel dans un village cerné de murailles ; le renégat devient l’esclave prisonnier d’une ville interdite, l’instituteur est prisonnier de son école entourée par la neige, Jonas, au sein de son appartement, finit par s’isoler dans une soupente obscure, etc. Dans le même temps, chacun des personnages s’éprouve lui-même comme prisonnier de son corps et de sa vie, comme d’une pesanteur physique qui traduirait la perte des élans de la jeunesse. Chaque récit constitue donc le moment d’une prise de conscience de cet enfermement, et le réveil d’un désir d’ailleurs, qu’il s’agisse du désert ou de la mer, d’un lieu à la fois connu et perdu dont les héros se découvrent définitivement exilés.
Cependant, s’ils dessinent la même situation, ces récits semblent – sans qu’on ait d’indications de Camus sur ce point – s’organiser selon une progression grâce à laquelle une issue se propose. Si l’exil de Janine et du renégat semble sans remède, c’est peut-être qu’ils placent trop leur idéal sur un plan absolu. Ce que proposent les nouvelles suivantes, c’est l’ébauche de gestes de communication, de partage, entre le héros et certains protagonistes : Janine ne peut pas communiquer avec les Arabes, dont elle n’a jamais songé à apprendre la langue, et le renégat, symboliquement, a la langue arrachée. Mais dans « Les Muets », c’est le partage d’un repas qui sert de premier échange, et dans « L’Hôte », l’instituteur, lui, est en mesure de parler avec son prisonnier. Mais il faut attendre la dernière nouvelle pour voir le héros ajouter le geste à la parole, et prendre sa part du fardeau d’un ami, pour sortir de sa solitude existentielle, en réintégrant la communauté des hommes souffrants.
Le sens de ce recueil est double. D’un côté, il se présente comme de nouvelles variations sur le thème ancien de l’Absurde, les personnages apparaissant comme des frères et sœurs de Rieux et Tarrou qui, dans Oran cernée par la peste, nageaient sous la nuit étoilée. D’un autre côté, écrit à l’époque où la division entre la France et l’Algérie devenait déchirante pour Camus, ce recueil peut se lire comme une tentative de dépasser ses contradictions : si Janine est coupable d’avoir vécue au milieu des Arabes sans prendre conscience de leur existence, l’instituteur, lui, est capable de les traiter comme des égaux ; mais cette proximité n’abolit pas l’antagonisme entre les deux communautés, et lui-même s’avère incapable d’en choisir une. C’est donc l’ingénieur D’Arrast, dans « La Pierre qui pousse », qui réalise ce rêve de dépassement : étranger sur la terre brésilienne, il n’y parle pas le portugais, la langue des colons, ni la sienne, et c’est dans une langue neutre, l’espagnol, qu’il peut choisir le camp des indigènes, et se faire accepter par eux. Cette nouvelle, qui clôt le recueil, est la seule qui présente une fin optimiste. Mais précisément c’est la seule qui n’ait pas la France ni l’Afrique comme cadre. Pour sortir de son impasse, Camus s’invente une utopie qui le ramène à ses origines maternelles.  »Le Premier Homme » n’est pas loin.

Pierre Masson

Élément bibliographique :

Fitch (Brian T.) et Gay-Crosier (Raymond) éd., Camus nouvelliste : « L’Exil et le Royaume » Albert Camus 6, Lettres Modernes, 1973.

Société des Études Camusiennes
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