Noces (1939)

« (…) je ne sais parler que de ce que j’ai vécu » nous confesse l’auteur. Voilà une formule qui pourrait à elle seule tenir lieu de justification de la naissance d’une œuvre qui propose au travers d’images conciliant passion et détachement une esthétique dont Camus ne se départira jamais. Passion dans l’évocation du voir et du sentir, détachement du registre qui explique. Noces est chant. Noces est cri d’amour. Ecriture physique, poésie de la sensualité d’où ne sont cependant exclus ni ordre ni mesure. La publication de Noces intervient deux années après celle de L’Envers et l’endroit : la première œuvre est à la seconde ce qu’un géniteur est à sa progéniture. Elle l’annonce, la légitime. Il suffit pour s’en convaincre de citer tels propos sis au cœur des Entretiens de Camus avec J.C. Brisville : « Après L’Envers et l’endroit, j’ai douté. J’ai voulu renoncer et puis une force de vie, éclatante, a voulu s’exprimer en moi : j’ai écrit Noces. » Si L’Envers et l’endroit peut se lire comme une traversée initiatique dans le sens où la face désespérante de l’existence s’offre comme passage obligé au jaillissement en soi des eaux de la régénérescence, Noces en prolonge l’enseignement dans la concrétisation de leur sublime et douloureuse conquête. La conception duelle de l’existence sous forme d’une succession de tableaux univoques est évincée au profit d’un balancement entre le oui et le non. Oui à l’abandon sans frein de soi au libertinage du soleil, de la terre et de la mer. Refus de tout ce qui n’est pas cela. A chaque page vibrent tout ensemble l’ivresse de l’amour d’aimer et son splendide écho tragique qui crie sa fragilité. Au moment de la rédaction de Noces, Camus est doté d’un bagage culturel déjà bien conséquent pour un jeune homme de son âge. Le texte né des leçons prodiguées par la vie s’enrichit de la voix de « ceux qui ont compris » selon l’expression de Camus lui-même. Les plages d’Alger, Tipasa, l’Italie et Florence, les ruines de Djémila, autant d’espaces parcourus par Camus et qui tous délivrent le sens de l’existence. Jeunesse, mer, soleil, Histoire, mort… Ajoutons Art et voilà Camus, à vingt-cinq ans seulement, déjà totalement rassemblé. La rencontre des maîtres qui font penser et écrire (contentons-nous de citer Jean Grenier), le goût prononcé dans les années 30 pour une culture qui revendique dans la méditerranée non pas « l’abstraction » mais la « vie », les « paysages écrasés de soleil », participent très étroitement de la naissance de l’œuvre. Cependant, quelle que soit l’autorité intellectuelle dont il a bien voulu se nourrir, sa voix reste unique. Camus ne peut ni renoncer à la beauté du ciel qui l’a vu naître ni oublier le jeune homme pauvre qu’il a été ni la maladie qui lui rappelle sans cesse sa précarité. La voix qui lui permet d’ordonner et de faire parler les signes enregistrés par la sensibilité accrue de l’enfant « placé à mi-distance de la misère et du soleil » trouve la plus haute expression de son authenticité dans une constante qui n’appartient à personne et qui est le corps. « Il me faut écrire comme il me faut nager parce que mon corps l’exige » note Camus dans ses Carnets dès le début de l’année 36. De cet aspect physique de l’écriture, aucune œuvre ne rend compte avec autant de force que Noces.
Noces chante l’entrée de l’homme dans « le cœur battant du monde ». La fusion qui s’opère alors entre la nature et la chair ravive la conscience. L’ivresse des sens convoque une méditation sur l’existence ; aussi au fil du texte les mots se heurtent-ils les uns aux autres pour évoquer tout ensemble le bonheur d’être au monde, sa nécessité et sa fragilité. La clairvoyance, motif dynamisant de l’œuvre, sonde les profondeurs de l’espace nuptial et réveille enfouies sous la force du désir d’autres forces qui dévoilent la signifiance de l’expérience vécue : mordre la vie à pleines dents, c’est l’accepter dans tout son sublime tragique. A Tipasa, le ciel, la terre et la mer ne connaissent qu’une forme de langage : le dialogue amoureux. A l’homme de s’offrir à leur passion qui s’exprime en une langue qui ne nécessite que la médiation de la chair pour être déchiffrée. La vie vécue au rythme battant du monde rencontre ses limites. Elle révèle à l’homme sa grandeur et son insuffisance. L’éternité qui délivre de l’humain se vit sur le mode de l’instantané. Aussi l’enchantement finit-il par s’évanouir et la solitude de reparaître. Aucune amertume cependant. La vie n’est ni oui ni non ; elle est oui et non. Aux parfums de la Tipasa sensuelle succède l’odeur de cendre de la Djémila squelettique. Là encore le voyageur se laisse dissoudre. Il est pris dans le tourbillon néantisant des éléments naturels : soleil desséchant, pierre, poussière. Pas de dérobade. La clairvoyance anéantit l’espoir; elle crée des « morts conscientes ». Ce qui est écrit agit sur ce qui va s’écrire. C’est ainsi que la recherche de l’extrême dénuement convoque Les voix du quartier pauvre dontL’Eté à Alger se fait l’écho. Le pays tout entier est conçu pour la jeunesse dont le corps participe aux vibrations violentes du monde sensible. Rien n’altère le désir. Il s’agit de jouir au présent. Jouir est l’état de l’Africain. Il se sait cependant périssable, de là sa grandeur. L’acceptation lucide du sublime tragique dont il se nourrit au présent permet l’inscription d’un équilibre entre révolte et consentement.
La terre algérienne cependant n’accorde droit d’asile à l’âme qu’à travers la manifestation de rares sursauts. C’est vers l’Italie qu’il faut se tourner ; « Ici l’intelligence n’a pas de place comme en Italie ». Là, lieu de l’émergence d’un lyrisme du corps, ici, plutôt d’un lyrisme de l’âme. Après un pays sans passé, un pays chargé d’Histoire mais une Histoire rapportée pour être dépassée car c’est encore une fois l’espace de l’intimité qui est visité. Avec Le Désert la langue du désir n’est pas réduite au silence mais il semble que nous assistons à l’inscription des mots de l’auteur dans une communauté au discours reconnu : Giotto, Shakespeare, Piero Della Francesca… La parole du barbare intègre la Culture. Le texte fait se fusionner nature et culture selon une écriture qui témoigne à la fois de la fidélité de l’auteur à son milieu où rien n’était dit ni à dire, mais où tout était donné pour être senti et d’une culture qui ordonne et injecte dans l’éternelle interrogation humaine les signes enregistrés par la sensibilité. Si L’Envers et l’endroit pose la création comme nécessaire, Noces l’affirme comme possible.
L’unité du recueil est assurée par la fonction englobante du titre. D’un essai à l’autre un même thème : les épousailles de la terre et de l’homme, mais dans cet aller-retour permanent de lui au monde, Camus accède progressivement à une écriture exploratrice des sens et de la mémoire. L’œuvre qui concilie l’expérience collective et la quête personnelle de l’auteur est en marche…

 Zedjiga Abdelkrim
Société des Études Camusiennes
societe@etudes-camusiennes.fr