Présence d’Albert Camus n° 10 – 2018

Le numéro 10 de notre Revue Présence d’Albert Camus vient de paraître. En voici le sommaire et les résumés des contributions en français et anglais. Vous pouvez commander ce numéro (et les précédents également) au prix de 12€ le numéro (+ 3 € de frais de port pour la France) à l’adresse de l’association : 18 avenue René Coty, 75014, Paris.

SOMMAIRE :

Albert CAMUS, Soirée d’adieux de Madame Dussane (16 novembre 1953), présentation par François BOGLIOLO

CONTRIBUTIONS
Laurent BOVE, « Écrire comme Piero della Francesca peint, “Albert Camus, romancier du corps” »
Marilyn MAESO, « Les Fabriques de l’inhumain »
Vincent GRÉGOIRE, « Les univers carcéraux d’Un testament espagnol (1938) de Koestler et de L’Étranger (1942) de Camus : réflexion sur de singulières similitudes
Hiroshi MINO, « Le meurtre et l’innocence chez Camus »
Nathalie MACÉ, « Caligula : les figures d’écrivains à la croisée des questionnements »
Guy SAMAMA, « Entre Albert Camus et André Malraux : une dissymétrie partagée
François BOGLIOLO, « “Regards 37, Camus 39 : ouvrir les yeux” »

Travaux universitaires :
YAO Jie, La Réception de l’œuvre de Camus en Chine
Takumi SASAKI, Les Figures de solitaires dans l’œuvre d’Albert Camus
Raphael Luiz de Araújo, Variations du mythe de Némésis dans les écrits d’Albert Camus

Document :
« L’avènement d’Albert Camus » par Paul Viallaneix, présentation Hans Peter LUND

Comptes-rendus :
Camus et Faulkner : écriture et modernité, sous la direction de Steen Bille Jørgensen et Hans Peter Lund, Revue Romane, numéro spécial (David WALKER) ; From the Absurd to Revolt : Dynamics in Albert Camus’s
Thought, De l’absurde à la révolte: dynamique de la pensée d’Albert Camus
, sous la direction de Maciej KaluŻa et Piotr Mróz (Vincent GRÉGOIRE) ; Vincenzo Mazza, Albert Camus et L’État de siège. Genèse d’un spectacle, Classiques Garnier, coll. « Études sur le théâtre et les arts de la scène », (Agnès SPIQUEL) ; Hans Peter Lund, Camus- au-delà de l’absurde, Académie Royale des Sciences et des Lettres de Danemark (Pierre-Louis REY) ; Albert Camus-Maria Casarès, Correspondance 1944-1959, Gallimard (André ABBOU) ; Alessandro Bresolin, Albert Camus : l’union des différences. Le legs humain et politique d’un homme en révolte, Lyon, Presse Fédéraliste (Philippe VANNEY).

Bibliographie

Vie de la Société des Études Camusiennes

Disparitions : André A. Devaux, Roger Grenier

Résumés en français et en anglais :

Laurent BOVE, Écrire comme Piero della Francesca, Albert Camus, « romancier du corps »

Avec La Mort heureuse puis L’Étranger, Camus réalise le désir d’écrire un roman à la manière dont Piero della Francesca peint. L’écriture de La Mort heureuse n’aboutira pas mais L’Étranger fera de l’« indifférence » de Meursault un Christ de La Flagellation que ce véritable roman du corps conduira jusqu’à l’avènement d’une Résurrection. À l’exemple du spectateur de Piero, Camus invite son lecteur à devenir le témoin-philosophe d’une vérité à laquelle celui-ci ne peut accéder que selon des affects nouveaux car épurés de tout pathos. Or cette entreprise décapante supposait une méthode. C’était, chez le peintre toscan, le résultat d’une recherche sur la perspective dont les conséquences sont de deux ordres : d’abord produire une vision « déthéologisée » du monde ; opérer ensuite un déplacement de l’expression psychologisante des personnages à la réalité effective de la peinture elle-même. Dans le choix de la méthode « américaine » d’écriture, Camus va intégrer ces deux leçons pour la construction d’un roman philosophique.

With La Mort heureuse and then L’Étranger, Camus fulfilled his desire to write a novel in the manner in which Piero della Francesca painted. The writing of La Mort heureuse did not achieve its aim but L’Étranger was to make of Meursault’s “indifference” a Christ as in The Flagellation whom this true novel of the body conducts to the coming of a Resurrection. Like Piero’s spectator, Camus invites the reader to become the witness-philosopher of a truth which he can only access through affects which are new, having been refined of all pathos. Now this cleansing operation presupposed a method. In the case of the Tuscan painter it resulted from an investigation of perspective whose consequences are of two kinds: firstly to produce a “detheologised” vision of the world, and then to carry out a displacement of the psychologizing expression of the characters onto the effective reality of the painting itself. In his choice of the “American” approach to writing, Camus was to integrate these two insights for the purpose of constructing a philosophical novel.

Marylin Maeso, Les Fabriques de l’inhumain.

Savons-nous réellement de quoi l’inhumain est le nom ? Généralement synonyme de « barbarie », ce mot est brandi pour caractériser des circonstances exceptionnelles, une violence extrême, des actes innommables. Mais comment en arrive-t-on à torturer, à tuer en masse ? L’erreur n’est-elle pas, précisément, de percevoir comme insolite et rare une horreur qui n’a pu germer que parce que nous en avons ignoré les signes avant-coureurs ?
Cette réflexion s’appuie sur une lecture à rebours de La Peste d’Albert Camus, et tente de mettre en évidence les mécanismes d’essentialisation par lesquels on en vient à supprimer autrui comme personne de chair pour lui substituer une abstraction autrement plus facile à diaboliser, à attaquer, voire à abattre.

Do we really know what it is that is named inhuman? Generally synonymous with ‘barbaric’, the word is brandished to label exceptional circumstances, a case of extreme violence, unspeakable acts. But how do people come to mass torture or mass murder? Isn’t it a mistake to perceive as unusual and rare a horrific thing which can only came into being because we ignored the portents that foreshadowed it?
This meditation is founded on a reading that unpicks Albert Camus’ La Peste, and seeks to bring out the essentialising mechanisms by means of which we suppress the Other as a flesh and blood person, and put in their place an abstraction which is much easier to demonize, to attack, indeed to kill.

Vincent GRÉGOIRE, Les univers carcéraux d’Un testament espagnol (1938) de Koestler et de L’Étranger (1942) de Camus : réflexion sur de singulières similitudes.

Malgré les très nombreuses études publiées sur L’Étranger, aucune n’a comparé la fin du roman de Camus à Un Testament espagnol d’Arthur Koestler, un ouvrage qui a paru en 1939 en traduction française. Et pourtant, par sa thématique (le prisonnier condamné à la peine capitale qui, angoissé, cherche à éluder une mort annoncée), le livre de Koestler lui ressemble beaucoup. Les points communs entre Un Testament espagnol et L’Étranger sont, selon nous, nombreux. Même s’il n’est pas possible d’affirmer une filiation en tant que telle entre les deux ouvrages, quoiqu’on puisse y être fortement tenté, il n’y a pas de doute que ces deux livres partagent, en ce qui concerne les passages sur l’univers carcéral, nombre de moments similaires et un même esprit. Ce sont ces similitudes et cette même approche adoptée dans la description de la détention du condamné à mort que nous allons développer dans cette étude.

Vincent GRÉGOIRE, The Prison Universes in Arthur Koestler’s Un Testament espagnol (1938) and Albert Camus’s L’Étranger (1942) : A Study about Singular Similarities.

Despite the many published studies on L’Étranger, none have compared the end of Camus’s novel to Arthur Koestler’s Un Testament espagnol, published in English in 1938, and translated into French in 1939. Yet, they have in common the theme of a prisoner sentenced to death who tries to imagine, in vain, ways not to be executed. In our opinion, there are many common characteristics between the two works. Even if it is not possible to assert a filiation as such, there is no doubt that these two works share, with regard to the passages on the prison universe, many similar moments and the same spirit. It is these similarities and the same approach adopted in describing the detention of the death row inmate that we will develop in this study.

Hiroshi MINO, Le meurtre et l’innocence chez Camus

Une œuvre inachevée nous tente toujours par son manque, que nous cherchons à remplir par notre rêverie. Pour ce qui est du Premier Homme, le manque semble un peu trop grand à combler et il est impossible d’imaginer la conception totale que Camus avait de cette œuvre, une fois achevée. Ce roman inachevé est une compilation d’une vingtaine d’années de la carrière de l’écrivain, et les thèmes qu’il a creusés jusque-là devaient y être développés et approfondis. Un des thèmes majeurs est le meurtre. En effet, de Mersault à Clamence en passant par Meursault, Caligula, Martha, Tarrou et Kaliayev, nous rencontrons de nombreux meurtriers dans l’œuvre de Camus. Ils ont en commun d’être fortement attachés à l’innocence, malgré tout. Dans cet article, après avoir traité par ordre chronologique de ces meurtriers, nous montrons, par l’analyse des fragments laissés, que Jacques, héros du Premier Homme, devait lui aussi être meurtrier. Dans la conception de l’auteur, le héros commet un meurtre pendant la deuxième guerre mondiale et lors des « événements » en Algérie. Après l’absurde et la révolte, l’amour est le sujet du troisième cycle envisagé par Camus, dont Le Premier Homme devait être l’œuvre la plus importante. Le meurtrier qui a perdu son innocence retourne vers l’amour indulgent de la mère innocente. Ainsi pouvons- nous remplir ce manque : le héros, après avoir quitté sa mère, perd son innocence en devenant un meurtrier, mais finit par être sauvé par l’amour de la mère, symbole de l’innocence.

An unfinished work always tempts us through what it lacks, which we try to supply by means of our imaginings. In the case of Le Premier Homme, what is missing seems rather too great to make up and it is impossible to imagine the overall conception that Camus had of this work in its finished form. This uncompleted novel is a compilation of a score of years of the writer’s career, and the themes which he had explored up till then were to be developed and deepened in it. One of the major themes is murder. From Mersault to Clamence via Meursault, Caligula, Martha, Tarrou and Kaliayev, we encounter numerous murderers in Camus’ work. They have in common a strong attachment to innocence in spite of everything.
In this article, after considering these murderers in chronological order, we show, by analysing the fragments left behind, that Jacques, the hero of Le Premier Homme, was also to be a murderer. In the author’s conception, the hero commits murder during the Second World War and at the time of the « events » in Algeria. After the absurd and revolt, love is the subject of the third cycle envisaged by the author and of which Le Premier Homme was to be the most important work. The murderer who has lost his innocence comes back to the indulgent love of the innocent mother. Thus we can fill in the gap: the hero, after having left his mother, loses his innocence by becoming a murderer, but finally is saved by the love of the mother, who is the symbol of innocence.

Nathalie MACÉ, « Caligula, les figures d’écrivains à la croisée des questionnements ».

Le premier drame d’Albert Camus, Caligula, est surtout connu pour sa dimension philosophique et politique, certes placée au premier plan. Mais le dramaturge a également choisi d’y mettre en scène plusieurs personnages s’adonnant à l’écriture, à la poésie ou au théâtre (Caligula, Scipion, Cherea, les « poètes » de la cour) ; et la question de la création artistique s’articule étroitement aux questionnements sur l’existence et sur l’action politique. Cet article vise à étudier les dialogues, ou débats, qui révèlent les prises de position diverses des figures d’écrivains, avant d’approfondir le problème de l’engagement politique des écrivains. Enfin, la poésie et le théâtre ne sont pas seulement des objets de la représentation grâce à ces figures ; revêtant la forme du lyrisme et des jeux métathéâtraux, la poésie et le théâtre sont aussi des moyens esthétiques importants mobilisés pour les questionnements philosophiques et politiques.

Albert Camus’s first drama, Caligula, is best known for its philosophical and political dimension, which is certainly at the forefront. But the playwright has also chosen to stage several characters engaged in writing, poetry or theatre (Caligula, Scipion, Cherea, the court’s « poets ») ; and the question of artistic creation is closely interlinked to questionings about existence and political action. This article intends to study the dialogues, or debates, which reveal the various positions of the figures of writers, before deepening the problem of their political engagement. Finally, poetry and theatre are not only objects of representation through these figures ; in the form of lyricism and meta-theatrical games, poetry and theatre are also important aesthetic means mobilized for philosophical and political questionings.

Guy SAMAMA, « Entre Albert Camus et André Malraux : une dissymétrie partagée ».

Entre Malraux et Camus, une réelle rencontre ne pouvait exister.
Par nature d’abord : l’un est emmuré dans une espèce d’insensibilité sans doute protectrice, l’autre déborde d’une sensibilité qu’il a quelque difficulté à masquer ; l’un se met continûment en scène, l’autre est simplement lui-même, mais pleinement.
Cette différence va plus loin : en parlant d’une « morale de l’absurde » à propos du Mythe de Sisyphe, Malraux a visiblement manqué ce que Camus entendait par l’absurde.
Ensuite, fort de sa notoriété littéraire déjà grande, de ses fonctions officielles, Malraux regardait parfois Camus, son cadet de douze années, comme un obligé, pire comme un commis : tout en recommandant la publication de L’Étranger, il va jusqu’à demander à Camus de lui procurer ce que lui-même ne trouve pas à Paris…
Peut-être ces deux hommes ne pouvaient-ils réellement se comprendre, l’un vivant dans un monde d’Européens, l’autre dans un monde méditerranéen où l’amour de vivre, les parfums, la beauté des corps, l’élan des cyprès, le soleil mêlé à la mer, importent plus que toute morale.

No real meeting of minds could exist between Malraux and Camus.
In the first place by virtue of their natures : the one is walled in behind a kind of insensitivity which is doubtless a protective cover, the other is overflowing with a sensibility which he has some difficulty concealing; the one constantly promotes an image of himself, the other is simply himself, but to the full.
This difference extends further: in speaking of a ‘morality of the absurd’ with reference to the Mythe de Sisyphe, Malraux has clearly missed what Camus actually meant by the absurd. Furthermore, on the strength of his already considerable literary notoriety and his official position, Malraux sometimes considered Camus, twelve years younger than him, as someone who was obligated to him, even a kind of agent : while recommending publication of L‘Étranger, he went so far as to ask Camus to obtain for him material he couldn’t find in Paris…
Perhaps these two men could not really understand each other, the one living in a world of Europeans and the other in a world where the love of life, perfumes, the beauty of the body, the soaring cypress tree, the sun mingled with the sea, were more important than any morality.

François Bogliolo, « Regards 37, Camus 39 : ouvrir les yeux »

Étudier deux photoreportages, sur l’Oranie dans Regards en 1937 et la Kabylie dans Alger républicain en 1939, aide à mieux cadrer divers points de vue sur l’Algérie. Et, pour capter le lecteur, la photo intervient. Camus tentait de porter condamnation totale contre la misère afin d’y remédier. Alors l’image, son choix, sa place dans la page, ses symboles contribuent à la connaissance mais, plus encore, ébranlent les consciences. De ce qu’on ne voulait voir à ce qui « pourrait être »… voilà l’objectif d’une narration visuelle à laquelle on se doit enfin d’associer Camus.

Two pieces of photojournalism – one about Oran in Regards (1937), and one about Kabylia in Alger Républicain (1939) – help shine a light on diverse perspectives about Algeria. While the photographs grab the reader’s attention, that is not their only role. Camus wanted to fully condemn misery in order to overcome it. Thus, the images he chose, where he placed them on the page, and their symbolism not only grab attention, but also bring knowledge and shake the reader’s conscience. Now we must acknowledge that Camus was also a photojournalist whose visual narratives reveal what most would rather ignore.

Anne-Marie Tournebize
anne-marie.tournebize@orange.fr