Revue Albert Camus : innovation, classicisme et humanisme, Ioan Lascu, Camelia Manolescu , Valentina Rădulescu (éds), Scrisul Românesc, 247p.


En 2013, pour célébrer le centenaire d’Albert Camus, est publié en Roumanie un conséquent volume-hommage sous la direction de Ioan Lascu, maître de conférences à l’Université de Craiova
, auquel participent quatorze chercheurs, professeurs et doctorants de différents pays, à côté de cinq spécialistes roumains dont quatre de l’université de Craiova. Paul Viallaneix en a fait un compte-rendu exhaustif.

Ana Maria ALVES, « Albert Camus, humaniste ou simplement humanitaire ».

L’hésitation délibérément inscrite dans le titre de son étude témoigne de la fidélité d’Ana Maria Alves envers ce Camus qui, « optimiste quant à l’homme », conteste un humanisme qui lui a toujours paru court au nom d’une « ignorance qui essaie de ne rien nier ». Toutes les analyses qui suivent, appliquées à L’Étranger, à Caligula et à La Peste, qui valut à Camus le reproche de professer une « morale de Croix-Rouge » et enfin (et le plus largement) aux Justes, assurent le plein développement de l’annonce initiale. Ana Maria Alves rend compte ainsi de la « cassure » qui s’introduit dans la pensée de Camus, du fait qu’au nom de la « révolte » opposée à l’Absurde sous le signe de la solidarité entre les hommes, c’est-à-dire de la Justice, s’instaure un usage redoutable de la violence qui finit par renier le but poursuivi en l’imposant de manière « totalitaire ». La dispute dialoguée, dans Les Justes, entre Stepan, le justicier à tout prix, et Kaliayev, l’« assassin délicat », reçoit du coup tout le traitement symbolique qu’il mérite.

Sofia CHATZIPETROU, « Sisyphe devient Prométhée : de l’harmonie tragique à l’humanisme de Camus ».

Se rappelant qu’il se reconnaissait « un cœur grec », Sofia Chatzipetrou identifie Camus à la fois à Sisyphe et à Prométhée, à cette « finité ressentie dans l’Absurde » chez l’un mais aussi à cette « flamme de révolte » où le second la « transfigure ». Telle fut, dans sa duplicité profonde, l’« harmonie tragique » mise en scène par le théâtre grec, bien avant qu’un Unamuno y reconnaisse le modèle d’un « sentiment » de toute première modernité. Camus lui-même construit son œuvre autour de la contradiction inhérente à l’expérience tragique, multipliant, depuis l’essai « Entre oui et non » de sa jeunesse, l’expression de ce paradoxe, présent dans le projet de « Prométhée aux Enfers », resté inédit, jusqu’à la conclusion de L’Homme révolté. Sofia Chatzipetrou accompagne fidèlement le pari d’une tension que Camus entretient au nom de l’« honneur ». Elle multiplie les analyses textuelles qui vérifient, dans la perspective de la « pensée de midi », l’un des aveux les plus émouvants du révolté au « cœur grec », capable de ne rien céder dans son combat sans franchir le pas fatal de la démesure, de l’« ubris » impie. « J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée » (Le Mythe de Sisyphe). Humaniste, Camus ? Certes, mais éclairé par l’expérience de l’absurde et du tragique.

Hervé COULIBALY : « Jeu énonciatif et écriture réaliste à l’aune du journalisme dans La Peste d’Albert Camus »

Sous un titre fort explicite, Hervé Coulibaly cherche à rendre compte de la construction originale du récit dans La Peste. Il relève d’abord un brouillage de la voix narrative, confiée à un « on », émetteur de l’« avis général », dans lequel le narrateur se trouve pourtant impliqué lui-même, comme porte-parole implicite, grâce à la répétition des possessifs : « notre » petite ville, « nos » concitoyens. Mais voilà que se déclare clairement une voix énonciative singulière, lorsque le docteur Rieux finit par avouer qu’il est le véritable auteur du récit. Chez un tel auteur se reconnaît le journaliste, habitué à relater des « faits divers », à la fois hasardeux, mais non moins ressentis comme signes d’une malédiction. Telle est précisément, ici, incarnée dans la peste qui s’abat sur la ville sans raisons ni ménagement, la figure de l’Absurde, accréditée dans le premier cycle de l’œuvre de Camus. Mais l’implication personnelle de l’auteur du récit, Rieux, le médecin soucieux de soigner, sinon de guérir « un mal qui répand la terreur » (La Fontaine), permet à Camus de réussir, dans La Peste, une « écriture du non-sens en quête d’humanisme », capable d’attester, dans l’épreuve du pari, qu’il y a dans l’homme « plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».

Franck COLOTTE, « Camus, un romancier humaniste ? »

À la question qu’il pose, Franck Colotte tente de répondre en respectant, d’abord, une « évolution » de la pensée camusienne. Il ne manque donc pas de rappeler le passage du cycle de l’absurde à celui de la révolte, dans laquelle se découvrent la « communauté des hommes » et la nécessité de la préserver de tout recours à une violence vouée au meurtre. Mais c’est d’une bien plus profonde originalité qu’il fait preuve en privilégiant, chez Camus, le « bonheur », inséparable de la justice, comme « ordre » auquel « tous les hommes ont accès ». Dans La Peste, où semble s’imposer le cruel constat de la « souffrance des innocents » et du Mal inscrit dans le malheur des Oranais, c’est le « goût du bonheur » qui l’emporte entre Tarrou et Rieux, nageant coude à coude, malgré la tentation avouée par le premier, d’une « sainteté sans Dieu ». Pour s’en tenir là, il convient de cultiver le sens grec de la « mesure », la modestie, l’honneur, mais aussi et d’abord, peut-être, le « courage » que Camus, après Alain, recommande et pratique.

Cécile DELBECCHI, « Albert Camus et la philosophie existentielle »

Les références bibliographiques de Cécile Delbecchi, aussi variées que précises, annoncent le sérieux avec lequel elle aborde son interrogation. Oui, comme on peut le lire dans un récent Dictionnaire Camus, Camus pose bien « l’existence de l’homme comme premier problème de la philosophie », mais c’est après avoir établi, dans Le Mythe de Sisyphe, que la donnée immédiate de l’absurde le privait apparemment de toute solution. Cependant il refuse d’adhérer à l’une ou l’autre des écoles qui s’affrontent. S’il reproche à Kierkegaard une démarche douteuse qui, par la critique de la raison, « déborde dans la divinité », il récuse aussi le parti pris athée d’Husserl, Heidegger ou Sartre, qui « se termine aussi par une divination, qui est simplement celle de l’histoire considérée comme absolue ». Camus préfère, quant à lui, la leçon de Pascal qui, sachant bien ce que son « pari » comporte d’optionnel, ne s’interdit pas un discours tragique. Mais il apprécie plus encore l’audace inventive avec laquelle Dostoïevski crée à la fois Kirilov, capable de se livrer à un « suicide supérieur » afin de s’aligner sur l’absence de toute justification de l’existence, et Karamazov dont l’aparte sur le « Grand Inquisiteur » détaille l’horrible démesure d’une révolte qui prétend se justifier et s’accomplir elle-même, comme si l’homme pouvait s’autoproclamer « créateur du monde et de lui-même ».
Contre ce dévoiement de l’orgueil humain, qui lui ferait condamner radicalement sa fidélité à la « mesure » grecque, Camus opte pour l’affirmation d’une « transcendance horizontale » de la condition humaine, qui postule, entre terre et ciel, exil et royaume, l’« unité » qui manque, mais ne s’oublie pas. Tel est le moment de l’amour, capable de restituer « un peu ce qui fait la dignité de vivre et de mourir » (Discours de Suède).

Pascale DEVETTE, « Albert Camus et les Grecs : penser la mesure et le tragique »

Pascale Devette entend établir méthodiquement l’importance du modèle grec dans la pensée politique de Camus, afin de réparer une injuste négligence. Elle s’y emploie successivement en considérant le rôle de la « mesure » dans sa relation à l’absurde et à la révolte, en précisant le concept au travers de la lecture que Camus fit d’Héraclite, en redéfinissant par là une vision devenue personnelle du tragique et du sacré. Cette procédure permet de multiplier des analyses souvent décisives tout au long du parcours de Camus, depuis Le Mythe de Sisyphe jusqu’à L’Homme révolté, tandis qu’à une pensée solitaire, celle de la révolte, se substitue une pensée solidaire, celle de « Midi », et qu’au thème du suicide succède celui du meurtre sacrificiel. Il est vrai que Camus semble sur ce dernier point, ainsi se contredire ; mais en vérité, disant : oui à la vie et : non à l’injustice, il s’approprie la « mesure » héraclitéenne sous le signe de Némésis, qu’il songe à honorer dans le troisième cycle de son œuvre, consacré à l’amour du cosmos, au culte d’une harmonie du Tout, dans lequel l’homme n’est plus la « mesure de toute chose ».
La démarche méthodique qu’elle a suivie, permet à Pascale Devette de louer, pour conclure, la réinvention par Camus, héraclitéen du XXe siècle, de l’énigme du sacré « qu’on ne déchiffre si mal que parce qu’il éblouit », entre Exil et Royaume.

Justyne GAMBERT, « L’hégélianisme entre deux feux : la dialectique du maître et de l’esclave dans L’Homme révolté et dans La Chute d’Albert Camus »

Dans L’Homme révolté et surtout dans La Chute, Justyne Gambert déchiffre la présence d’un dialogue critique avec la philosophie hégélienne, considérée ici comme l’expression achevée d’une idéologie typiquement européenne qui divinise dialectiquement l’Histoire, alors que la filiation méditerranéenne dont Camus se réclame privilégie « une révolte menée au nom de la mesure et de la vie ».
La Chute met en scène la déconstruction de l’hégélianisme légitimée philosophiquement dans L’Homme révolté. Elle la conduit sur le mode parodique, aux dépens des deux héros de la Phénoménologie, l’esclave et le maître. Clamence, l’esclave, comme tel aime la vie, mais incapable de risquer la sienne, comme il apparaît sur le pont fatal où une femme se noie sous ses yeux. Mais le plus souvent il endosse la livrée du maître, affirmant l’indépendance de son moi, dont il tient le rôle sur les scènes les plus diverses jusqu’aux plus fantasmées.
On pourrait espérer qu’en le créant lucide et capable de se moquer de son rôle, Camus prépare Clamence à se délivrer de son hégélianisme pratique. Mais il n’en est rien. Enfermé, au milieu des canaux d’Amsterdam, dans l’Enfer de Dante, l’incroyable égotiste imagine d’utiliser sa confession pour inciter ses auditeurs à l’imiter, mais aussi, ce faisant, à l’instituer en Juge, comme Dieu, en maître absolu. Il a beau, alors, se rappeler l’épisode du sauvetage manqué, il est trop tard, « il sera toujours trop tard ». Dénouement proprement tragique du procès de Clamence-Hegel, d’un bout à l’autre conduit, par Camus, de main de maître.

Ancuta GUTA, « Les compléments circonstanciels dans les annexes accompagnant Le Premier Homme »

Ancuta Guta compte sur le relevé des compléments circonstanciels dans les « plans » du livre pour mettre en valeur, sous un aspect moins étudié, la « grammaire personnelle » de Camus, propice à « l’émergence de l’intériorité vers l’extérieur », comme il apparaît particulièrement dans le plan qui s’intitule « La mère et le fils », fidèle au modèle d’un « roman direct » annoncé à Jean Grenier. Les circonstancielles spatio-temporelles, multipliées, composent une « mosaïque de vécus et d’impressions personnelles », relevant ainsi d’une « esthétique de la fragmentation ». Plus fréquentes encore, les subordonnées conditionnelles privilégient attitudes et problèmes de conscience existentiels. Le relevé se poursuit longuement, étendu, par exemple, aux prépositions, aux adverbes de temps, aux circonstances de manière. Une attention particulière est accordée à certain « seulement », qui semble devenir le « favori » de l’écrivain.
De solides références bibliographiques accompagnent et orientent cette enquête solidement ordonnée, autour du concept de « pertinence épistémique », élaboré par plusieurs théoriciens.

Alice IONESCU, « Argumentation et pertinence dans La Peste d’Albert Camus »

Fidèle à l’enseignement théorique de Maria Tutescu, centré autour du concept de « pertinence épistémique », Alice Ionescu choisit La Peste, « œuvre la plus élaborée de Camus », pour y décrypter les mécanismes significatifs et en mesurer la force argumentative, à travers « une analyse des marques de modélisation épistémique et les stratégies argumentatives destinées à faire passer telle ou telle thèse ». Le but commun : « mettre en évidence la pertinence épistémique des énoncés servant d’arguments ».
Après un rappel de la personnalité des trois personnages les plus expressifs du parti pris narratif de Camus, Rieux, Tarrou et Paneloux, la prise en considération de la « pertinence épistémique » s’exerce sur des extraits de La Peste. Dans le dialogue entre Rieux et Rambert dominent, du côté du journaliste le discours direct et indirect ; du côté du docteur le même discours, mais « libre » et avec des « silences ». Connecteurs et opérateurs argumentatifs s’accordent avec la stratégie des deux interlocuteurs : réfutation, concession, cumul des arguments. Si la passation échoue, ce n’est pas par manque de pertinents épistémiques, mais de valeurs communes sur le destin individuel, sinon sur la lutte à mener contre l’épidémie. Dans le second « extrait », monologique : la confession de Tarrou, le locuteur s’exprime fortement dans son énoncé : « Je sais … j’ai appris…». Rieux se contente d’acquiescer : « Ce qui est vrai … c’est peut-être … ce doit être », expriment ainsi divers degrés de certitude. Dans un dernier « extrait », le plus homologue qui soit, le Père Paneloux cherche à communiquer sa foi par une interpellation directe de ses auditeurs, ses « frères ». Peu de descriptions tels que les modalisateurs épistémiques : « peut-être, sans doute » ; mais le rappel, au passé composé, de faits historiques, préférés aux hypothèses (fussent-elles spirituelles ?). Dans chaque « extrait » retenu, se reconnaît, en somme une logique épistémique « propre au langage naturel ». CQFD.

Baptiste JACOMINO, « La distance fraternelle du maître : une lecture personnaliste de Camus .

Expert en science de l’éducation, Baptiste Jacomino s’intéresse tout naturellement avec autant de conviction que de lucidité, aux deux instituteurs introduits par Camus dans deux de ses derniers écrits : la nouvelle de « L’Hôte », dans L’Exil et le Royaume et un roman inachevé, mais particulièrement ambitieux, Le Premier Homme. En tant que personnages, ces « maîtres d’école » se définissent bien moins comme agents patentés de l’idéologie laïque, à l’honneur dans l’école de Jules Ferry, que, l’un et l’autre, par l’attitude à la fois réservée et quasi paternelle qu’ils observent tous les deux, comme dans le quartier pauvre d’Alger où le petit Cormery grandit sous la tutelle de M. Bernard. Dans l’interprétation qu’en propose Baptiste Jacomino, cette singulière pédagogie relève d’une « éthique de la limite », chère au « cœur grec » que se reconnaît Camus. À l’ubris dont se rendrait coupable l’instituteur en se montrant trop « directif » ou trop consensuel s’oppose, dans l’imaginaire comme dans le souvenir du romancier, la « mesure » d’un maître dont l’autorité ne se sépare pas du respect dû à la liberté du disciple.
Dans « L’Hôte », c’est le refus d’une maîtrise réglementaire et plus ou moins totalitaire qui est privilégiée. Daru, refusant le « rapport de domination » que lui dicte la garde d’un Arabe insoumis, s’impose une distance respectueuse. Frère en humanité du captif dont on lui a confié la garde, il finit par lui offrir le choix de son avenir, entre emprisonnement et libération, sans doute armée, parmi les fellagas. « Fraternité austère », conclut, en pédagogue camusien, Baptiste Jacomino.

Albert JIATSA JOKENG, « Les textes d’Albert Camus dans l’œuvre romanesque d’André Brink : un exemple d’intertextualité »

Convaincu d’une présence singulière des textes camusiens dans l’œuvre romanesque d’André Brink, Albert Jiatsa Jokeng en dresse méthodiquement l’inventaire. Il ne néglige aucun des « lieux d’insertion » du phénomène. Il les observe du dessus (le titre de La Peste) et dans le corps de l’œuvre de Brink où se répète le nom même de Camus, si ce n’est celui de ses héros (Jonas, Sisyphe) et de ses repères thématiques comme le refus de Dieu, l’absurde. Et que dire de l’emprise de l’intertextualité sur les notes et la bibliographie des romans du Sud-Africain ? Quant aux formes choisies pour que s’opère ce singulier va-et-vient, qu’elles soient implicites : échos d’instances narratives, reflets philosophiques, allusions, pastiches, ou qu’elles soient explicites : épigraphes, quasi collages, elles ne se comptent plus !
Il reste à se prononcer sur la cause et la fin d’une intertextualité aussi singulière. L’analyste respecte le « plaisir littéraire » ressenti et recherché par André Brink. Mais il insiste sur la volonté, très réfléchie d’un censeur de l’apartheid : importer en Afrique du Sud, en même temps que la leçon de La Peste ou de L’Homme révolté, la « libération de l’imaginaire » instaurée à Paris au temps du Nouveau Roman, de l’avènement d’Albert Camus et la propre jeunesse d’André Brink.

Myriam KISSEL, « L’épicurisme d’Albert Camus : la pierre ou le plaisir ? »

Relisant L’Homme révolté, mais aussi L’Été, confrontant les analyses et les formules qu’elle y préfère aux pages canoniques d’Épicure et de Lucrèce, Myriam Kissel s’efforce de définir l’épicurisme de Camus, sous le double symbole de « la pierre ou le plaisir ». Du côté d’Épicure, le « bonheur des pauvres, car l’Être, c’est la pierre, tandis que la mort, qui semble redoutable, n’est rien d’autre que rien, puisqu’elle ne peut être expérimentée. D’où l’apologie, à Djemila (Noces), des pierres comme du vent. Le visiteur se sent « façonné » à la seule présence du monde, par détachement de soi-même.
Chez Lucrèce, même souci d’exhiber la mort de l’Être, mais bien plus rituel par retour délibéré aux « éléments matériels », soumis au seul clinamen des atomes, le plus hasardeux qui soit. Que pourrait-il rester d’une transcendance, consentie, de ces « valeurs » qui, de fait, ne seraient plus respectées que sur l’Olympe, une fois écrasée la religion sous le nouvel ordre (matérialiste ?). Ainsi libérés, « la victoire nous égale au ciel », conclut Lucrèce.
Cette « victoire », Camus serait-il tenté de l’assimiler au nirvana bouddhiste ? Myriam Kissel l’envisage un instant en se référant à une page, une seule, de L’Été. Mais elle ne saurait ici, pas plus qu’ailleurs, troubler l’élan soutenu de sa recherche. Elle préfère conclure, plus modeste, plus fidèle, que Camus interprète l’enseignement et d’Épicure et de Lucrèce à la lumière du soleil africain mais aussi en moderne, révolté « contre l’injustice de ce monde », en toute liberté.

Ioan LASCU, « Albert Camus et “la morale qui tue” ou plaidoyer pour le nouvel humanisme »

Comme Ana Maria Alves, hésitant à désigner d’emblée Albert Camus humaniste ou simple humanitaire, Ioan Lascu, évoquant certaine « morale qui tue », évite d’accréditer d’emblée l’humanisme que la doxa du siècle attribue à Camus. Il plaide pour sa nouveauté en consultant les éditoriaux de Combat, qui la fondent grâce à leur lucidité, et, de La Peste à L’Homme révolté, les grandes pages qui la développent. En 1945, Camus a le mérite de reconnaître que « si la force des armes a défait le nazisme, elle n’en a pas aboli le scandale ». Il subsiste dans un autre régime dit totalitaire, d’autant plus scandaleux que c’est au nom de la justice qu’il est advenu. Il y a bel et bien, si loin et si près du monde libre, après qu’il a été libéré, une « morale qui tue », pour préserver à tout prix un ordre qui l’abolit. Le pacte de solidarité postulé dans une révolte solidaire contre l’injustice où s’incarne l’absurdité de notre condition se trouve violé au point d’être retourné en pouvoir politique, contre lui-même.
Ioan Lascu cite, à bon droit, pour conclure son plaidoyer, l’hommage tragique rendu par Sartre, adversaire ou complice, à l’humanisme têtu, étroit, mais pur de celui qui « affirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavélismes, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral », mais qui rappelle que « la morale, à la prendre seule, exige à la fois la morale et la condamne ». Quant au personnage de Camus le plus impliqué dans le combat, aux yeux de Lascu, c’est Rambert, le journaliste indépendant de La Peste, capable de se convertir au pacte de solidarité que lui prêche le docteur Rieux, c’est-à-dire de militer pour une morale qui, faute de les sauver, soigne les victimes de la maladie et du malheur.

Samara Fernanda de LOCIO E SILVA GESKE, « “De moi-même à moi-même” : l’écriture autobiographique chez Albert Camus »

À défaut du « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune, S. F. de Locio e Silva Geske recherche chez Camus avec autant de persévérance que de succès, une « écriture » autonyme, signalée par la formule « de moi-même à moi-même ». Pudeur extrême, mémoire faible permettant d’expliquer cette situation. Elle n’exclut pas, bien au contraire, la quête d’un roman lui-même autobiographique. Le jeune Camus en a reçu la promesse dans l’œuvre d’André de Richaud, La Douleur, qui lui révèle la possibilité de « témoigner, fidèle à un vécu intime ». C’est bien à cet exercice qu’il se livre dès 1934, dans « Les voix du Quartier pauvre », son propre quartier et celui des siens. Il poursuit sa recherche dans L’Envers et l’Endroit (1937). S’il ne publie pas sur le champ ces écrits de jeunesse, il les conserve pieusement en vue de quelque reprise ferme. C’est ainsi qu’il réédite, en 1958, L’Envers et l’Endroit, avec une belle préface pour expliquer que, s’il a cherché, depuis 1934, à se « dépersonnaliser » afin de « parler en (son) nom », il se sent prêt à écrire, sous le signe de l’amour, un livre enfin sincère, auquel il n’a jamais cessé « d’espérer », sinon de se dévouer avec succès. Ce sera Le Premier Homme, écrit à la mémoire des pauvres comme modèle.

Camelia MANOLESCU, « Le Premier Homme d’Albert Camus entre l’autobiographie et la quête identitaire »

En situant Le Premier Homme entre l’autobiographie et la quête identitaire, Camelia Manolescu, par delà l’Atlantique, reprend et prolonge la démarche de S. F. de Locio e Silva Geske. Le tableau de ses références bibliographiques, largement exploitées dans son enquête, révèle l’étendue et la compétence de son information. Elle alimente une étude très méthodique du Premier Homme, multipliant l’analyse des pages, des scènes et des formules qui campent une véritable « mosaïque ». Quelques conclusions majeures se dégagent : une fiction à la troisième personne, pour mieux parler des êtres aimés que de soi-même, un récit rétrospectif où Camus se dissimule sous le pseudonyme de Jacques Cormery, un lot de lettres de M. Germain, substitut du père disparu, un certain désordre chronologique propre à servir le modèle proustien de la mémoire involontaire, un tableau simultané de deux cultures, l’algérienne et la métropolitaine, le tout sous le signe d’une devise chère à Camus : « solitaire et solidaire » et d’une originale « commémoration » de l’ère du « Quartier pauvre ».

Antonio RINALDIS, « Idée pour une anthropologie de l’homme absurde »

Philosophe déclaré, Antonio Rinaldis recherche, découvre et approuve chez Camus certaine « idée pour une anthropologie absurde » qui permettrait rien moins que d’« unifier » les différents aspects de l’humanisme en cause.
Antonio Rinaldis entend mener son étude à trois niveaux différents. Dans le premier, autour du « Prométhée enchaîné », la dimension politique, synthétisée par la formule : « sauver les corps », à partir de laquelle se développent les thèmes de la vie, puis de la liberté, de la justice sociale et de la démocratie. Dans le second niveau, le « plan moral », avec le commandement du Mythe de Sisyphe : « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Dans le troisième, au niveau d’une « transcendance horizontale », prévalent nostalgie et appétence d’absolu.
Antonio Rinaldis développe largement l’« idée » annoncée et une première fois formulée. Il prend le temps de justifier, dans le détail, ce que représentent le refus de l’absolutisme, le choix de la démocratie, « moins mauvais » des projets politiques, l’honnêteté requise qui devient « vertu immédiate ». Ainsi s’élabore, contre les « sophismes » associées au modèle politique, une morale proprement absurde qui, refusant l’idée d’un ordre religieux, enseigne le besoin de vivre dans le temps, en faisant de la vie un devoir, le courage s’unissant à la lucidité chez le conquérant comme chez Don Juan.
Cependant, au sein de ces accommodements de l’« idée », qui pourraient s’assortir encore à l’amor fati nietzschéen, subsiste, pour les stimuler sinon pour les satisfaire, sous le nom du « Désir-Appel », l’emplacement du Dieu irrationnel et « absurde » de Kierkegaard, réduit mais préservé, sauvé, qui sait ? dans la « transcendance horizontale ».
Au sommet de l’ « anthropologie de l’homme absurde » que construit Antonio Rinaldis siège la Janine de « La Femme adultère », incarnation d’un sujet post-moderne. Elle occupe un instant, mais hors d’elle-même, le lieu où se tiennent tous les « intermédiaires » possibles entre ce monde et un autre, l’Autre peut-être, das Ferne, qui fascine, après Friedrich Hölderlin, Albert Camus.

Emilia TARABURCA, « Albert Camus et F. M. Dostoïevski : entre absurde et révolte »

Emilia Taraburca, mesurant tout ce qui se joue, « entre absurde et révolte », dans la lecture par Camus de Dostoïevski, maîtrise de son mieux son enquête. Elle se montre aussi attentive à la « modalité directe » de l’influence exercée par le grand romancier dans L’Homme révolté que dans celle, « indirecte », que recèle l’œuvre entière par analogies, parallélismes, reprises ou interprétations. Elle s’y prend à plusieurs fois pour enrichir, sinon conclure, son propos. Sous le signe de La Peste et de « La pierre qui pousse », d’une part, des Démons et des Frères Karamazov, d’autre part, c’est la référence à la Bible qui l’emporte, distinguée de l’absurde dont elle dérive. Mais bientôt s’amorce tout un développement, largement camusien, où l’on découvre comment succède à l’obstination héroïque de Sisyphe la solidarité « honnête » et « modeste » à laquelle finit par consentir Rambert dans son dialogue avec Rieux, afin que La Peste devienne « un problème à nous tous « . Le la ainsi donné, le relevé des harmoniques de la révolte se lit dans un nouveau développement, capital, où Dostoïevski exerce l’autorité du chef d’orchestre. Le « rêve absurde » de Raskolnikov, dans Les Démons, auquel s’apparente la « chronique » apocalyptique de La Peste, révèle la perversion solitaire de la révolte, où l’emporte la volonté de tuer sous prétexte de servir la justice, mais sans respecter la liberté ! Le « révolté », ici, se croit Dieu pour le malheur de ses frères.
Mais au-delà (ou en deçà ?) du meurtre politique, voici que se pose, à bien des égards et désormais majeur, le thème du suicide, de la mort volontaire selon Kirilov dans Les Démons, mais aussi selon Sisyphe, affronté à l’absurde. Enfin comment ne pas se référer, chaque fois que l’innocence du révolté serait remise en cause, à la relation intime entre crime et châtiment que relate le roman éponyme de Dostoïevski ? Elle n’est imposée à Meursault, dans L’Étranger, que par une comédie judiciaire. Mais dans La Chute, s’exerce tragiquement la leçon de Crime et Châtiment. Clamence, incapable d’avoir secouru une femme qui se noyait, confesse enfin une culpabilité décidément irrémédiable.

Adriana TEODORESCU, « Les configurations thanatiques de l’altérité camusiennes »

Adriana Teodorescu associe son projet aux récents travaux d’Alain J. Clayton : Camus et l’impossibilité d’aimer et de Marc Crépon : L’éternel retour et la pensée de la mort, contestant la doxa d’un humanisme capable de sacrifier à la prédication d’une solidarité née d’une révolte entre l’absurde et (ou) d’un amour fusionnel de la Nature, l’expérience irréductible de la solidarité totale du moi devant la mort de l’autre, formulée par Pascal, « le plus grand de tous » : « Nous mourrons seuls ». Qu’il s’agisse du silence de Meursault lors du décès de sa mère et même, au moins dans un premier temps, devant l’annonce de sa condamnation, Adriana Teodorescu s’en tient au « manque de consistance ontologique » de la mort, de soi comme de l’autre. Et d’y reconnaître une certaine « tonalité » heidegerienne !
Une « constance » initiatique inspirerait-elle, au contraire, Camus dans les plus belles pages de Noces, puis de « Retour à Tipasa », qui célèbrent un culte de la Nature où mort et vie ne feraient plus qu’un ? L’exigence d’Adriana Teodorescu ne désarme pas. À Tipasa n’advient qu’un « rêve d’immortalité » où se conjuguent le mythe de l’éternel retour et le principe d’une Nature altéritaire.
Complétant son procès en « inconsistance ontologique », la redoutable exégète l’intente enfin à « la pensée de midi ». Elle y dénonce le message d’une altérité « tout aussi massive que prétentieuse », remède purement logique et moral à l’irréductible altérité de la mort. Et que dire de cet amour où la personnalité de la femme se dissout dans l’embrasement panthéiste de la Nature ? Non, Camus ne parvient à se libérer du mystère incommensurable de la mort. « Si l’on aimait assez ceux qu’on aime, confesse-t-il, en les empêchant de mourir ». Ultima verba ?

Alain VUILLEMIN, « Les idées d’Albert Camus réfractées par Anthony Burgess dans 1885 (1978)»

Familier d’Anthony Burgess, Alain Vuillemin s’intéresse aux idées de Camus « réfractées » dans 1985, roman lui-même inspiré de l’anti-utopie de Georges Orwell, 1984. Il attribue sa recherche à l’influence d’une boutade lancée, dans 1985, à propos d’un footballeur nommé… Camus, qui en tue un autre et qui considère qu’« à cause de ça, il est libre ». N’est-ce pas, quoique plus que déformé, le sujet de L’Étranger ? Vuillemin, alerté, se montre attentif à bien d’autres emprunts de ce genre, allusifs, mais incontestables soit à L’Homme révolté, soit aux Justes ou à La Chute. Il s’attache au « sentiment de révolte » que confesse le héros de 1985, Bev Jones, modeste professeur d’histoire devenu confiseur quand sa femme périt dans un incendie faute d’être secourue par les pompiers grévistes. C’est selon la dialectique de L’Homme révolté que se condamne ici le système totalitaire implanté jusqu’en Angleterre par un syndicalisme de combat. Le procès du nihilisme meurtrier provoqué, en réaction, par les jeunes anarchistes, ne se réclame pas d’un autre modèle.
Tout respectueux qu’il soit de la « réfraction » des idées de Camus dans celles de Burgess, Vuillemin évite de clore le débat qu’il ouvre si bien. Il privilégie la discussion ouverte dans 1985 entre Bev Jones et Devlin, le syndicaliste, sur « déterminisme et liberté ». Comme subsiste, sur ce point, « un relent de religion », Burgess ose ressusciter la querelle entre Pélage et Saint Augustin et c’est l’apôtre radical de la liberté qui a le dernier mot. Burgess, tranche Vuillemin , « achève ainsi de s’éloigner secrètement des idées d’Albert Camus ».

Paul VIALLANEIX

Anne-Marie Tournebize
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